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Après la Charia, les chars [1/2]

19 août 2013 Bougainville

Les évènements en Égypte sont dramatiques, et l’on ignore encore leur portée : est-ce une période de turbulences supplémentaires dans la pièce qui se joue pour l’avenir du pays, ou est-ce un basculement décisif vers la guerre civile ?

Comme c’était prévisible, la presse occidentale, et surtout, la presse française bobo de gauche (Libération, Le Monde) et bobo de droite (L’Opinion), se fait l’écho de la répression sanglante par l’armée des partisans du président islamiste Mohammed Morsi, déchu en juillet par un coup d’Etat militaire : les journalistes déplorent d’un seul coeur que la « démocratie » soit piétinée à coups de bottes.

Dans les commentaires en ligne, en revanche, beaucoup de lecteurs, toutes tendances confondues, se félicitent de l’emploi de la force contre les Frères musulmans. Quant à la « Réacosphère », mal à l’aise en géopolitique, elle se contente de rapporter les attaques d’églises coptes qui se multiplient, en représailles du coup de force anti-islamiste.

Au milieu de ce flot d’informations, voici quelques éléments à retenir pour s’y retrouver, et éclairer son discernement.

Égypte, « seule nation arabe »

Avec plus de 84 millions d’habitants, l’Égypte est le pays arabe le plus peuplé, et tire de son statut, de son histoire, de son rôle géostratégique, une immense et authentique fierté nationale. Le général Anouar el-Sadate, au pouvoir de 1970 à 1981, disait : « l’Égypte est la seule nation arabe, les autres sont des tribus avec des drapeaux ». C’est en Égypte que naît dans les années 1920 l’islamisme politique, en réaction à l’éclatement de l’Empire ottoman, détruit par les Français et les Britanniques après la Première guerre mondiale, avec la confrérie des Frères musulmans.

Cette confrérie, dotée d’un guide suprême, dont le premier fut Hassan al-Bana, grand-père du médiatique Tariq Ramadan, vise à établir le Califat islamique, rejette le modèle occidental et prêche la justice sociale. Les Frères musulmans sont donc avant tout des militants politiques. Ils deviendront plus tard les rivaux du wahhabisme : ce courant, arrivé au pouvoir en Arabie Saoudite avec la monarchie pétrolière, cherche le retour à « l’Islam des origines », puritain et pieux, et à l’origine non-politisé (car soumis à la dictature saoudienne). Grâce à l’argent et aux télévisions des pays du Golfe, le wahhabisme, ou « salafisme », se diffuse actuellement dans le monde, et il est aisément observable en Europe : la barbe longue et le voile intégral au sein des communautés musulmanes, c’est lui.

C’est aussi en Égypte qu’apparaît un nationalisme arabe à tendance laïque : cette idéologie cherche à rassembler les Arabes, musulmans et chrétiens. Ses partisans sont d’une pratique musulmane tiède, voire nulle (ils sont donc considérés comme des impies et des apostats par les islamistes), adoptent le style de vie occidental, mais gardent l’islam comme facteur d’unité. C’est un élément essentiel pour comprendre le nationalisme arabe dit « laïque » : il vise la primauté de la nation arabo-musulmane, qui s’autorise la tolérance des chrétiens, mais non la coexistence des religions. Plus tard, l’Irak de Saddam Hussein, fleuron de cette idéologie, ou la Palestine du Fatah, empêcheront les chrétiens d’évangéliser et d’obtenir des postes trop importants dans la société civile. Voilà pourquoi la campagne d’affiches « Et si Saddam avait raison ? » des analphabètes du GUD, il y a quelques années, ou le remord tardif de l’Occidental du genre « les dictatures laïques étaient gentilles avec les chrétiens » se trompent.

Ce nationalisme, qui se diffuse chez les intellectuels et les cadres de l’armée, est anti-colonial, et se diffuse en Syrie et en Irak, via le Parti Baas, ainsi qu’en Tunisie. Il se tourne, pendant la Seconde guerre mondiale, vers l’Allemagne, pour combattre la puissance britannique : des officiers égyptiens attendent en vain l’Afrika Korps au Caire, et à Bagdad, un putsch éclair tente d’attirer à lui les avions allemands. Certains cadres nazis s’en souviendront, et iront s’expatrier en Égypte ou en Syrie dans les années 1950.

Du nationalisme arabe à la sentinelle américaine

En 1952, les officiers égyptiens renversent la monarchie pro-anglaise, et en 1956, le colonel Nasser prend le pouvoir. Économie socialiste, exaltation de la « nation » arabe et guerres au jeune État d’Israël, impardonnable intrusion non-musulmane en terre islamique, au programme. Champion du Tiers-monde et de la foule arabe, Nasser est alors le protégé des Soviétiques, même s’il a bénéficié au départ du soutien américain contre les ex-puissances coloniales. L’Eglise copte-orthodoxe est largement tolérée par le régime, qui met en avant l’unité de tous les Égyptiens, musulmans ou non, et qui persécute la confrérie des Frères musulmans.

Nasser meurt en 1970, et son adjoint militaire Anouar el-Sadate lui succède. Celui-ci se place dans l’orbite américaine, privatise les entreprises nationalisées, signe la paix avec Israël à Camp David, et, pour donner des gages aux Frères musulmans, se retourne contre les Coptes, dont le pape Chenouda III est arrêté. Malgré l’islamisation progressive de la société égyptienne, el-Sadate est haï par la populace et par les islamistes pour son traité de paix israélien, et il est assassiné en 1981.

C’est un autre gradé, Hosni Moubarak, qui lui succède. Pragmatique et prédateur, il va profiter de son pouvoir pour amasser une fortune, et se sert des Frères musulmans à la fois comme appui et comme repoussoir : aux Occidentaux, il dit être le bouclier contre l’islamisme, mais il tolère la confrérie en tant que parti officiel d’opposition, pour marginaliser les autres. Quant aux Coptes, leur situation ne s’améliore pas : Moubarak obtient l’allégeance du clergé, mais n’hésite pas à terroriser la population chrétienne, par gangs et bandes islamistes interposés, pour lui imposer son pouvoir. Les Coptes, qui représentent entre 8 et 10 % de la population, sont d’ailleurs écartés de la politique et de la fonction publique (mais non des affaires, ce qui permet la naissance d’une élite copte fortunée).

La guerre d’Irak de 2003 et la poursuite du conflit israélo-palestinien achèvent de discréditer le régime de Moubarak, identifié aux États-Unis et à Israël. Le dictateur vieillissant s’appuie sur une police pléthorique, et l’armée la plus importante du continent africain : un million d’hommes, et une aide militaire annuelle américaine d’ 1,3 milliard de dollars. L’armée est par ailleurs un véritable État dans l’Etat, disposant de magasins, de péages et d’autoroutes à elle. Ses officiers sont divisés en trois pôles : une caste de généraux au sommet, formée aux États-Unis (dont le général al-Sissi, actuel chef de la junte au pouvoir), une fraction islamiste, et une foule d’officiers intermédiaires, nationalistes et nostalgiques de Nasser.
Cette armée, « maîtresse du jeu politique » selon l’africaniste Bernard Lugan, va assister à la révolution populaire de février 2011 qui dépose Moubarak, et conclure un accord avec les Frères musulmans, pour leur permettre d’accéder au pouvoir, toujours sous sa surveillance.

19 août 2013 Bougainville

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