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Cercle Bossuet : Ostrogorski, ou la critique démocrate de la démocratie

Ostrogorski, La Démocratie et les partis politiques

Actes du 3e cercle Bossuet, réuni à Dijon le 3 décembre 2014 autour de l’abbé Renaud de Sainte Marie (FSSPX)

Comment, dans une société atomisée d’individus déracinés — la société du XIXe siècle, — en proie aux dérives déshumanisantes de la révolution industrielle, faire émerger un souverain de la masse du peuple ? C’est en démocrate libéral que Moisei Ostrogorski s’attaque à cette question. Un positionnement qui peut d’emblée susciter la suspicion, mais qui offre en réalité les meilleures garanties de probité, vu leur orientation, aux thèses de l’auteur, critique démocrate de la démocratie.

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Né en 1854 à Grodno en Russie, mort en 1921 à Saint-Pétersbourg (alors Petrograd sous l’ère soviétique), Ostrogorski fait ses classes à Paris, à l’École libre des sciences politiques, avant de s’attaquer à l’œuvre qui l’occupera au tournant du XXe siècle, La Démocratie et l’organisation des partis politiques (1903), dont La Démocratie et les partis politiques (1912) est une synthèse. Marquée par l’influence manifeste des écrits de Tocqueville, cette somme, dont la seule synthèse dépasse les 700 pages, servira de pilier à la discipline nouvelle de la sociologie politique.

Reprenant à son compte la définition contractualiste de la démocratie proposée par Rousseau et par Locke, le politiste russe conclut rapidement à la nécessité de corps intermédiaires nouveaux pour structurer l’opinion — ceux-là mêmes que les révolutions du siècle, de 1789 à 1917 et au-delà, ont mis à mort — et jeter les bases d’une majorité politique, à ses yeux nécessaire à l’exercice du parlementarisme moderne. C’est sur le système des « partis rigides », une des options qui répondent à cette nécessité, que se concentrera pourtant sa critique. Les partis, affirme Ostrogorski, loin de créer les conditions de la démocratie, contribuent plutôt à en confisquer l’exercice et à cristalliser une oligarchie de l’opinion.

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À l’appui de cette thèse, l’enquête de l’auteur explore deux systèmes partisans « rigides » — c’est-à-dire dans lesquels les partis et familles politiques se maintiennent sur la longue durée, au-delà de la constitution de coalitions provisoires.

L’Angleterre, tout d’abord, lui donne d’analyser le régime parlementaire par excellence pris sur son lieu de naissance. Les appareils partisans l’ont défiguré. Aux yeux d’Ostrogorski, ils aboutissent à l’inverse de l’idéal démocratique (encore une fois dans l’acception contractualiste du terme) : le fait majoritaire, dont ils sont responsables, se traduit par une absence de débat réel au Parlement, la police des séances permettant de réduire « l’opposition loyale » (quelle que soit sa coloration politique) à sa plus modeste expression. La toute-puissance du cabinet, défendu en chambre par une majorité soudée autour de la discipline de vote, assis sur une bureaucratie pléthorique, porte à la pratique démocratique une ombre persistante d’arbitraire. Sur la scène publique, les appareils partisans, qu’ils soient ou non aux affaires, concentrent déjà la fonction de fabrication de l’opinion, que relaient les organes de presse de l’époque.

Si, pourtant, le cas anglais n’était qu’isolé ? S’il ne faisait que refléter le poids d’un passé encombrant, d’une société à l’histoire trop ancienne ? Ostrogorski se décide à suivre les pas de Tocqueville, son maître à penser : les États-Unis seront son second terrain d’enquête. Société jeune, modèle même du contrat social, encore nourrie des idéaux prégnants de sa récente indépendance, et qui n’a connu depuis l’adoption de sa constitution que la démocratie, la société américaine a depuis longtemps déjà divisé son champ politique entre deux « partis rigides » qui existent encore aujourd’hui.

Ce qu’il y voit le désole à nouveau. Le gouvernement populaire a échappé au peuple et s’est donné aux forces mercantilistes. La construction de la société américaine ne s’est, depuis les origines, entendue que d’une construction matérielle, d’une quête des biens de subsistance à laquelle succède rapidement une quête de l’opulence. Tout s’y trouve ordonné, jusqu’à l’esprit national, que l’abondance des terres et des ressources porte vers l’exploitation extensive, la rapine, la facilité, et qu’une longue série de succès économiques finit par enfermer dans les plus courtes vues : tout, tout de suite.

Cette activité économique foisonnante n’a certes pas complètement chassé les idéaux des pères fondateurs : au contraire, ceux-ci y ont acquis valeur de dogmes irréfragables, et à eux-seuls épuisent toute la question politique américaine. Le culte de la liberté s’apparente à la pratique religieuse courante d’une société protestante : un ensemble d’obligations formelles servant une idée éthérée, désincarnée, réduite à sa stricte et silencieuse transcendance. Par le même souci des formes, ce culte se décline pour sacraliser la liberté, la patrie (« My country, right or wrong »)… et jusqu’aux partis politiques eux-mêmes (« My party, right or wrong »). Toute la common decency anglo-saxonne dicte ces sacrifices qui, symboliques, opérés à bon compte, permettent à tout un chacun de vaquer à ses affaires l’esprit tranquille. Mais quel pire coup porté à la démocratie que cette tranquillité d’esprit, que cette paix des cimetières des querelles publiques doublé du plus grand activisme dans la sphère marchande ?

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Prolongeant l’idée d’Ostrogorski, il faut convenir, eu égard au contenu des doctrines contractualistes, que le ver se trouve en fait dans le fruit. C’est bien en effet à la sauvegarde d’intérêts personnels, égoïstes, que vise le contrat social décrit par Locke dans son Second traité du gouvernement civil (1690) : la liberté individuelle et la propriété privée. C’est à l’individu, titulaire en propre de droits naturels, qu’est ordonné tout l’édifice démocratique dans l’optique d’une protection de ces droits. Et c’est à titre de masque, de cache-misère que s’y surajoute un formalisme démocratique subsidiaire, un manteau de fausse-vertu tissé de discours, d’idées générales et désincarnées, de formules toutes faites structurant l’opinion.

Il faut remarquer ce formalisme, qui recouvre une imposture fondamentale et dangereuse : étant la chose des appareils partisans, qui structurent l’espace public et établissent le cadre des débats, il élimine la possibilité-même de débattre et de former des opinions hors-cadre. Sous prétexte de libérer l’expression de l’opinion (qu’il agrège, où une multitude d’opinions éparses et désorganisées ne pouvaient auparavant se faire entendre), il transforme le contenu-même de l’opinion, l’enferme dans les alternatives qu’il lui propose, la normalise, la fond dans une masse abstraite et l’éloigne ce faisant des problèmes concrets que la politique est supposée résoudre.

Il est symptomatique, à cet égard, que la première partie de l’ouvrage de référence de Bernays, Propaganda. Comment manipuler l’opinion en démocratie (1928) recommande d’« organiser le chaos », c’est-à-dire de formater l’opinion, de la massifier pour mieux la conduire. Spontanément, la « volonté générale » de Rousseau ne peut émerger : il faut la faire advenir, ou pour le dire autrement l’inventer. Toutes choses dont Ostrogorski se serait scandalisé, s’il n’en avait vu la pente et prédit la réalisation dans son analyse magistrale des partis politiques.

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C’est sous les traits, à la faveur et au nom de l’idéal démocratique contractualiste que le système partisan institutionnalisé — qui a fait florès depuis la date de parution de la Démocratie — se nourrit de l’individualisme radical le plus égoïste et le plus affairiste pour mieux asseoir son oligarchie de gouvernants et de faiseurs d’opinions. Telles sont les amères conclusions d’Ostrogorski, démocrate déçu et pessimiste placé devant la contradiction interne d’un système qui veut être son propre ancrage et sa propre référence.

La souveraineté populaire, en somme, est une chimère mise debout ici et là au moyen de nombreuses béquilles — les partis politiques parmi d’autres. À l’épreuve des faits, cette souveraineté ne peut être exprimée que de façon artificielle et orientée, et ne peut au mieux que venir sanctionner ou avaliser les agissements de l’oligarchie qui lui tend le miroir déformant dans lequel il lui faut tant bien que mal se reconnaître.

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