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Christianisme et instinct de la patrie chez Chateaubriand

Qu’enseigne la religion chrétienne quant à la patrie ? La foi de Nicée a-t-elle annihilé l’esprit patriotique et civique des Anciens, des Gentils, des Païens ? Le zèle des apôtres n’aurait-il point fait chanceler l’antique amour de la cité ? Le christianisme a-t-il, au contraire, sublimé le patriotisme en l’ordonnant ?
François-René de Chateaubriand se fait apologiste pour répondre à ces angoissantes interrogations.

Chateaubriand, Génie du Christianisme, Première partie, Livre V, Chap. XIV (1802)

« Chez les peuples civilisés l’amour de la patrie a fait des prodiges. Dans les desseins de Dieu il y a toujours une suite ; il a fondé sur la nature l’affection pour le lieu natal, et l’animal partage en quelque degré cet instinct avec l’homme ; mais l’homme le pousse plus loin, et transforme en vertu ce qui n’était qu’un sentiment de convenance universelle : ainsi, les lois physiques et morales de l’univers se tiennent par une chaîne admirable. Nous doutons qu’il soit possible d’avoir une seule vraie vertu, un seul véritable talent, sans amour de la patrie. À la guerre, cette passion fait des prodiges ; dans les lettres, elle a formé Homère et Virgile. Le poète aveugle peint de préférence les mœurs de l’Ionie, où il reçut le jour, et le Cygne de Mantoue ne s’entretient que des souvenirs de son lieu natal. Né dans une cabane et chassé de l’héritage de ses aïeux, ces deux circonstances semblent avoir singulièrement influé sur son génie : elles lui ont donné cette teinte de tristesse qui en fait un des principaux charmes ; il rappelle sans cesse ces événements, et l’on voit qu’il se souvient toujours de cet Argos où il passa sa jeunesse :

Et dulces moriens reminiscitur Argos.

Mais la religion chrétienne est encore venue rendre à l’amour de la patrie sa véritable mesure. Ce sentiment a produit des crimes chez les anciens, parce qu’il était poussé à l’excès. Le christianisme en a fait un amour principal, et non pas un amour exclusif : avant tout, il nous ordonne d’être justes ; il veut que nous chérissions la famille d’Adam, puisqu’elle est la nôtre, quoique nos concitoyens aient le premier droit à notre attachement. Cette morale était inconnue avant la mission du Législateur des chrétiens ; c’est à tort qu’on a prétendu qu’il voulait anéantir les passions : Dieu ne détruit point son ouvrage. L’Évangile n’est point la mort du cœur : il en est la règle. Il est à nos sentiments ce que le goût est aux arts : il en retranche ce qu’ils peuvent avoir d’exagéré, de faux, de commun, de trivial ; il leur laisse ce qu’ils ont de beau, de vrai, de sage. La religion chrétienne bien entendue n’est que la nature primitive lavée de la tache originelle [...].

Si l’on nous demandait : Quelles sont donc ces fortes attaches par qui nous sommes enchaînés au lieu natal, nous aurions de la peine à répondre. C’est peut-être le souris d’une mère, d’un père, d’une sœur ; c’est peut-être le souvenir du vieux précepteur qui nous éleva, des jeunes compagnons de notre enfance ; c’est peut-être les soins que nous avons reçus d’une nourrice, d’un domestique âgé, partie si essentielle de la maison (domus) ; enfin, ce sont les circonstances les plus simples, si l’on veut même, les plus triviales : un chien qui aboyait la nuit dans la campagne, un rossignol qui revenait tous les ans dans le verger, le nid de l’hirondelle à la fenêtre, le clocher de l’église qu’on voyait au-dessus des arbres, l’if du cimetière, le tombeau gothique : voilà tout ; mais ces petits moyens démontrent d’autant mieux la réalité d’une Providence, qu’ils ne pourraient être la source de l’amour de la patrie et des grandes vertus que cet amour fait naître si une volonté suprême ne l’avait ordonné ainsi. »

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