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Le dernier des péchés capitaux de la liste du Catéchisme de l’Église catholique porte un double nom, l’un familier, hélas, et l’autre mystérieux, au point même qu’il a presque disparu des dictionnaires : c’est « la paresse ou acédie » (CEC 1866). Tel que formulé, on pourrait croire que paresse ou acédie sont synonymes ou même coïncident. Il s’agit en fait de choses assez différentes, même si certains aspects de l’une se retrouvent dans l’autre.
L’acédie, dont on recommence à parler grâce à la redécouverte des écrits des Pères de l’Église, et en particulier des Pères du désert, est un terme quelque peu désuet qui désigne une certaine aigreur au acidité du goût spirituel pouvant aller jusqu’au dégoût des réalités divines. On n’éprouve plus le désir de Dieu ni la joie qui en accompagne la recherche. La tristesse qui résulte de ce dégoût conduit à toute sorte de vices, faisant ainsi de l’acédie un péché capital. Cela n’a à peu près rien à voir avec la paresse qui, aux temps modernes, a remplacé l’acédie dans la vieille liste des péchés capitaux comme on peut le constater, par exemple, aussi bien dans le petit que dans le grand Catéchisme de saint Pie X. Cette permutation révèle une chute du plan théologal, où la vie se situait volontiers dans l’Antiquité et au Moyen Âge, au plan moral.
La nouvelle importance du mot de paresse me semble ainsi révélatrice de la civilisation du travail qui caractérise notre époque. Après tout, au Moyen Âge, il y avait environ deux cents jours chômés car fériés dans l’archevêché de Cologne ! Les syndicats de fonctionnaires les plus ambitieux n’en espéreraient pas tant aujourd’hui ! Il est vrai que l’on se désintéressait un peu de l’idée de croissance jusqu’à ce que les élites urbaines de la Renaissance s’en emparent et commencent à transformer la physionomie de notre vieille Europe.
Pour en revenir à l’acédie, il se peut qu’elle se manifeste par une torpeur paralysante qui n’est pas sans ressemblance extérieure avec la paresse, mais c’est loin d’être toujours le cas. Elle peut s’accompagner d’une activité de mauvais aloi : l’activisme. Autre différence : l’acédie est une tristesse du présent tandis que la paresse est une tristesse du futur : on craint l’effort à faire. Ce qui a dégradé l’acédie en paresse, c’est justement cette similitude possible, le taedium operandi, le dégoût de l’agir. On passe ainsi du refus de l’agir spirituel (la contemplation, l’exercice de la charité au sens du premier commandement) au refus de l’agir tout court (le travail, exercice de la charité envers soi et envers les autres). Je commencerai par la paresse pour finir par l’acédie.
La paresse, si j’ose dire, se pare d’un terme à la mode : la procrastination, remettre au lendemain ce que l’on pourrait faire le jour même. C’est une maladie devenue universelle. Et là encore, tous ne sont pas à égalité avec la paresse : elle frappe plus durement les non actifs, ceux qui accordent spontanément plus de valeur à la tranquillité qu’à l’activité. Elle peut revêtir deux formes : ne rien faire – et c’est la flemme –, ou faire autre chose que ce que l’on devrait faire – et c’est la diversion.
Quand on s’aventure à faire le portrait du flemmard, on n’a que l’embarras du choix si l’on est entouré d’adolescents. Mais il y a des adolescents prolongés, avec les profils caractérologiques des apathiques et des amorphes. Parmi ces derniers citons La Fontaine qui écrivit – sans doute en se faisant violence – cette épitaphe : « Jean s’en alla comme il était venu, mangea le fonds avec le revenu, tint les trésors pour chose peu nécessaire. Quant à son temps, bien sut le dispenser : deux parts en fit, dont il soulait (avait l’habitude) de passer l’un à dormir et l’autre à ne rien faire ».
Ne rien faire ! C’est en rester à ses rêveries, à ses petites occupations de tous les jours, à des bavardages, etc. C’est l’oisiveté, l’otium des Anciens, mais meublée de petits riens. L’oisiveté peut même singer la vertu. La Bruyère s’en fait l’écho, car si « c’est par faiblesse que l’on hait un ennemi et que l’on songe à s’en venger, c’est par paresse que l’on s’apaise et que l’on ne se venge pas » (Caractères, Du cœur, 70). On peut s’en lasser tout de même et c’est là qu’elle se manifeste comme vice capital. Écoutons encore La Bruyère : « L’ennui est entré dans le monde par la paresse. Elle a beaucoup de part dans la recherche que font les hommes des plaisirs, du jeu, de la société. Celui qui aime le travail a assez de lui-même » (Caractères, De l’homme, 101). Comme on le voit, il semble que nos deux Jean moralistes du Grand Siècle aient eu des caractères quelque peu opposés ! La paresse peut ainsi dégénérer en occupations néfastes qui poussent au péché : médisance, dépenses inconsidérées, etc. En tout cas, si l’ennui qui naît de la paresse n’est pas tué par ces diversions, il risque de mener, par l’asthénie de la volonté, au désœuvrement, et, de fil en aiguille, au désespoir de l’état dépressif.
L’autre forme de la paresse, c’est la diversion, c’est-à-dire faire autre chose que ce l’on devrait faire au moment voulu. C’est la paresse de l’actif qui ne peut rester en place mais qui recule devant le travail qui lui déplaît et qui constitue son devoir d’état. Il se donne ainsi bonne conscience à bon compte.
C’est aussi la paresse du non actif qui, au contraire, va affronter la tâche qui l’effraie pour s’en débarrasser au plus vite et ne pas avoir à traîner le déplaisir de savoir qu’il faudra quand même la faire un jour, ce qui assombrit son futur proche. Si sa secondarité est accentuée, il procrastinera avec d’autant plus de mauvaise conscience qu’il sera plus perfectionniste : pris en tenaille entre sa paresse et son désir de bien faire...
La Bible n’est pas tendre pour le paresseux. « Le paresseux est semblable à une pierre crottée, tout le monde le persifle ; le paresseux est semblable à une poignée d’excréments : quiconque le touche secoue la main » (Sir 22, 1-2). Il est clair que dans une culture de subsistance celui qui renâcle au travail n’a pas sa place dans la communauté : « Le désir du paresseux cause sa mort, car ses mains refusent le travail » (Pr 21, 25) alors qu’est hautement louée la femme « qui ne mange pas le pain de l’oisiveté » (Pr 31, 27). Le prophète Amos stigmatise l’oisiveté des riches : « Couchés sur des lits d’ivoire, vautrés sur leurs divans, ils mangent les agneaux du troupeau et les veaux pris à l’étable. Ils braillent au son de la harpe ; comme David, ils inventent des instruments de musique ; ils boivent le vin dans de larges coupes, ils se frottent des meilleures huiles mais ils ne s’affligent pas de la ruine (du royaume) de Joseph ! C’est pourquoi ils seront maintenant déportés. C’en est fait de l’orgie des vautrés ! » (Am 6, 4-7).
Saint Paul, lui aussi, s’en prend aux paresseux qui fuient leur devoir dans les diversions de toute sorte : « Nous n’avons pas eu une vie désordonnée parmi vous, nous ne nous sommes fait donner par personne le pain que nous mangions, mais de nuit comme de jour nous étions au travail, dans le labeur et la fatigue, pour n’être à la charge d’aucun de vous : non pas que nous n’en ayons le pouvoir, mais nous entendions vous proposer en nous un modèle à imiter. Et puis, quand nous étions près de vous, nous vous donnions cette règle : si quelqu’un ne veut pas travailler, qu’il ne mange pas non plus. Or nous entendons dire qu’il en est parmi vous qui mènent une vie déréglée, affairés sans rien faire. Ceux-là, nous les invitons et les engageons à travailler dans le calme et à manger le pain qu’ils auront eux-mêmes gagné » (2 Th 3, 7-12). Visiblement saint Paul n’appréciait guère ceux qui imitent la mouche du coche. Propos que n’aurait pas désavoués la protestante méthodiste que fut Margaret Thatcher dans son ambition de remettre au travail l’Angleterre sinistrée au cours des années quatre-vingts ! Car la paresse est un péché contre la charité : en ne faisant pas ce que l’on serait en droit d’attendre de nous, nous péchons contre les autres, contre la communauté à laquelle nous appartenons et aussi contre nous-mêmes puisque nous ne mettons pas en œuvre les dons qui sont les nôtres.
C’est qu’en effet l’oisiveté est bien « la mère de tous les vices », comme le dit la sagesse populaire. Qui ajoute, pour tous ceux qui font profession d’être « affairés sans rien faire », que « pierre qui roule n’amasse pas mousse » : ce fut d’ailleurs le thème d’une de mes premières rédactions d’écolier. L’oisiveté est dangereuse parce qu’elle facilité le mécanisme des tentations. Saint Jérôme, se faisant l’écho de saint Antoine du désert, écrit à Rusticus : « Vis de telle sorte que le démon te trouve toujours occupé » (Lettres, 4). On est d’autant moins sensible aux sollicitations du mal que l’on est davantage occupé au bien, que ce soit le travail ou même des loisirs sains, ceux qui relèvent de la vertu d’eutrapélie dont nous avons vu antérieurement que saint Thomas d’Aquin lui a consacré une question dans la Somme. Des loisirs qui impliquent le corps et l’esprit si possible, comme le sport, ou sinon la culture ou même un hobby, à condition qu’il ne soit pas trop envahissant. Cela suppose, encore une fois, de savoir lever le pied. Sinon l’excès de travail peut provoquer une telle fatigue mentale que l’on n’est plus capable de s’investir dans une activité reposante et alors on sombre dans l’oisiveté par abrutissement d’esprit. Hébétude qui exige des compensations dans l’ordre du concupiscible : et c’est alors que se présentent les tentations propres à la gourmandise, à la luxure, etc.
Cette hébétude d’esprit peut aussi ne pas provenir du surmenage mais juste de la paresse, ou d’une mauvaise hygiène de vie : le manque de sommeil, parfois lié à des soirées prolongées, jointes à l’excès d’alcool ou d’autres substances agissant sur le cerveau, comme la drogue par exemple, abrutissent et rendent perméables aux tentations les plus variées.
Quels sont les remèdes aux tentations liées à l’oisiveté, que celle-ci provienne de la paresse ou du surmenage ? Le principe nous est donné par le conseil de saint Jérôme : que le démon nous trouve toujours occupés. Pour anticiper sur l’acédie, je dirais que c’est l’acte anagogique conseillé par saint Jean de la Croix : ne pas se situer sur le terrain où nous sommes vulnérables, à cause de notre nature blessée, mais se hausser à un niveau tel que ses morsures ne se referment plus que sur du vide : se situer en Dieu ou, plus prosaïquement dans notre cas, se réfugier dans l’action, équilibrée, mobilisant intellect, volonté, sensibilité et corporéité. Ainsi nous ne serons même plus sensibles aux sollicitations du démon.
Il faut aussi lutter contre la paresse qui peut nous mener à l’oisiveté. Pour cela, se donner des objectifs raisonnables, qui ne risquent pas de nous décourager. Pour les non actifs – je les connais bien car j’en suis –, organiser intelligemment son travail. Car si ce qui coûte le plus est de se mettre au travail, il faut minimiser ce désagrément et pour cela éviter de hacher son temps. Si on a un travail long à faire, tâchons de lui réserver un temps suffisant, d’une seule traite, pour ne pas avoir à se remettre au travail plusieurs fois de suite. C’est souvent le premier pas qui coûte le plus ; ensuite les choses s’enchaînent sans trop de heurts. Du coup, il faut attribuer aux moments plus brefs des tâches qui exigent moins de temps : il faut proportionner la tâche au temps dont on dispose. Plutôt que d’enfiler dans une journée d’un seul tenant plusieurs tâches dont chacune coûte au moins le premier pas et fractionner une tâche longue dans des espaces de temps courts.
Il faut aussi lutter contre la procrastination, tout simplement pour se libérer de la charge anxiogène de la tâche indéfiniment repoussée au lendemain et qui finit par assombrir le futur tout en gâchant le présent par la mauvaise conscience qu’elle génère. Plus on vite on s’en débarrasse, plus tôt on a l’esprit libre, se dit le non actif rationnel et quelque peu perfectionniste, qui n’aime pas bâcler les choses et pour qui tout travail à faire est un fauve à dompter.
Il faut lutter aussi contre les diversions en se ménageant des moments de détente et en les planifiant. C’est ainsi que l’on peut persévérer sans s’épuiser ni se décourager. Enfin, il faut être attentif à son rythme : sommeil, alimentation, plages de travail. Pour moi, bien travailler par exemple suppose avoir le ventre (relativement) vide... Pour un autre, peut-être pas...
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