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Après avoir lutté contre ma propre paresse pour pouvoir vous en parler de manière un peu structurée, j’en viens maintenant à l’acédie, c’est-à-dire à cette paresse qui s’applique à notre relation au divin. L’acédie, que les Pères du désert appelaient joliment du nom de « démon de midi », est en fait un assoupissement de l’âme pouvant se produire par tout climat et toute heure du jour ou de la nuit. C’est un vice qui menace celui qui a résolument mis ses pas à la suite du Christ vers la Jérusalem céleste, le lieu de notre vrai repos, qui est aussi celui de notre véritable activité, si l’on en croit saint Grégoire de Nysse qui affirme qu’au ciel nous irons « de commencement en commencement par des commencements qui n’ont pas de fin » (8e homélie sur le Cantique).
Le Catéchisme de l’Église catholique nous en livre une description : « Une autre tentation, à laquelle la présomption ouvre la porte, est l’acédie. Les Pères spirituels entendent par là une forme de dépression due au relâchement de l’ascèse, à la baisse de la vigilance, à la négligence du cœur. "L’esprit est ardent, mais la chair est faible" (Mt 26, 41). Plus on tombe de haut, plus on se fait mal. Le découragement, douloureux, est l’envers de la présomption. Qui est humble ne s’étonne pas de sa misère, elle le porte à plus de confiance, à tenir ferme dans la constance » (CEC 2733).
Le même Catéchisme en précise la nature et par là aussi la gravité : « L’acédie, ou paresse spirituelle, va jusqu’à refuser la joie qui vient de Dieu et à prendre en horreur le bien divin » (CEC 2094). C’est l’écho de l’enseignement de saint Thomas d’Aquin, qui lui-même résume la tradition des Pères : « L’acédie est la tristesse que nous inspire le bien spirituel en tant qu’il est le bien divin. Aussi, en raison de son genre, l’acédie est un péché mortel » (Somme de théologie II-II, 35, 3), véniel lorsque la raison la combat et refuse de consentir à la tentation qu’elle constitue. On pourrait dire qu’avec l’orgueil, l’acédie est le péché le plus antithéologal de toute la série puisqu’il s’attaque à la charité, en son premier commandement : ce n’est pas se détourner du bien suprême par fascination pour des biens secondaires, de l’esprit ou du corps, mais c’est prendre en dégoût le bien suprême en tant que tel. Lorsque l’acédie s’en prend à une âme déjà avancée, c’est-à-dire déjà renoncée, elle provoque un état proche de la dépression : puisque l’on n’est plus attiré par les choses d’en bas, auxquelles on a tourné le dos, et que soudain celles d’en haut nous répugnent, l’âme est comme suspendue, paralysée, plongée dans une torpeur désespérante.
C’est ce que décrit saint Thomas d’Aquin, se faisant encore une fois l’interprète des Pères : « L’acédie, selon saint Jean Damascène (De fide orthodoxa II, 14), est une tristesse accablante qui produit dans l’esprit de l’homme une dépression telle qu’il n’a plus envie de rien faire (...). Et c’est pourquoi l’acédie implique un certain dégoût de l’action (...). Bref, c’est une torpeur de l’esprit qui ne peut entreprendre le bien » (Somme de théologie II-II, 35, 1).
Les conséquences de l’acédie sont un peu semblables à celles de la paresse : fuite devant le devoir, diversion pour meubler le vide. Saint Thomas d’Aquin l’explique bien, partant de l’eudémonisme d’Aristote : « Personne ne peut rester longtemps sans plaisir, en compagnie de la tristesse ». « C’est pourquoi la tristesse a nécessairement deux résultats ; elle conduit l’homme à s’écarter de ce qui l’attriste [le bien divin et les moyens d’y parvenir] ; et elle le fait passer à d’autres activités où il trouve son plaisir » (Somme de théologie II-II, 35, 4 ad 2). Ne pouvant plus goûter les joies spirituelles, on a tendance à retomber en cherchant à nouveau les joies corporelles. Mouvement de diversion où se retrouvent les conséquences de l’acédie telles que décrites par saint Grégoire le Grand (Moralia XXXI, 45) : « malice, rancune, pusillanimité, désespoir, torpeur vis-à-vis des préceptes, vagabondage de l’esprit autour des choses défendues ».
Écoutons à nouveau saint Thomas d’Aquin nous en expliquer l’enchaînement : « Dans ce mouvement de fuite par rapport à la tristesse, se remarque le processus suivant : d’abord, l’homme fuit les choses qui l’attristent ; ensuite il combat ce qui lui apporte de la tristesse. Or, les biens spirituels dont l’acédie s’attriste sont la fin et les moyens qui regardent la fin. On fuit la fin par le désespoir. On fuit les biens ordonnés à la fin, s’il s’agit de biens difficiles appartenant à la voie des conseils, par la pusillanimité ; s’il s’agit de biens qui relèvent de la justice commune, on les fuit par la torpeur à l’égard des préceptes. Le combat contre les biens spirituels attristants est parfois mené contre les hommes qui les proposent, et c’est alors la rancune ; parfois le combat s’étend aux biens spirituels eux-mêmes, ce qui conduit à les détester, et c’est alors la malice proprement dite. Enfin, lorsqu’en raison de la tristesse causée par les biens spirituels, on se porte vers les choses extérieures qui procurent du plaisir, la fille de l’acédie est alors l’évasion vers les choses défendues » (Somme de théologie II-II, 35, 4 ad 2).
L’acédie interfère avec les étapes du sevrage de la vie spirituelle : lorsque, comme on l’a vu avec l’avarice spirituelle, on est sevré des consolations de Dieu pour entrer plus avant dans la nuée, en toute nudité d’esprit, le bien divin recherché n’a plus la saveur d’antan ; il nous déçoit, et dès lors on est tenté de revenir en arrière : lorsque la lumière du soleil pâlit et s’éteint, la nuit, la clarté des étoiles se remet à luire alors que de jour elle est invisible. Pour la Bible, la clarté – nocturne – de la lune et des étoiles est celle de « l’armée des cieux », c’est-à-dire celle des idoles. L’épreuve de la nuit des sens et de la nuit de l’esprit, si bien décrite par saint Jean de la Croix dans La Montée du Carmel et La Nuit obscure rend l’âme vulnérable aux prises de l’acédie, avec le danger de retourner en arrière, à nouveau séduit par ces idoles dont on s’était défait tant que l’on était saisi par l’expérience de Dieu. Dieu se dérobant, comme l’époux du Cantique, l’âme est décontenancée, se heurtant aux créatures. Elle plonge dans l’agitation, s’interroge sur le bien-fondé de son engagement à la suite du Seigneur, remet en cause sa vocation, voire sa foi. Pensons à sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus pour qui « le beau ciel », pendant les deux dernières années de sa vie, ne fut plus que des ténèbres épaisses.
Dans cet état de désolation, d’incertitude, de remise en cause, la tentation est celle du changement : se dire que l’on a fait fausse route, qu’il faut changer de lieu. Les Pères du désert avaient bien identifié cette tentation. Le démon de midi pousse le moine à quitter sa cellule, à changer de monastère, à voir ailleurs s’il ne serait pas mieux pour vivre sa vocation : le changement extérieur comme substitut au changement intérieur auquel on ne consent pas encore. Pour d’autres, ce sera la fuite dans l’activisme : on se donne bonne conscience en multipliant les actions, même bonnes, pour fuir Dieu et pour se fuir en train de le fuir. Pour d’autres encore, parfois les mêmes un peu plus tard, c’est la prostration, l’état dépressif, l’incapacité de faire la moindre chose, le désespoir dont parlait saint Grégoire. Vous voyez que cela n’a de ressemblance qu’apparente avec la paresse !
Voyons maintenant quels sont les remèdes à l’acédie, tentation qui ne menace pas que les moines parvenus aux plus hauts sommets de la contemplation mais tout baptisé qui s’est mis un peu sérieusement en marche à la suite de son Seigneur.
Il faut se rappeler tout d’abord que l’acédie – comme telle, c’est-à-dire comme péché capital – n’est pas tant un non pouvoir qu’un non vouloir. Il faut se faire violence et persévérer dans sa recherche de Dieu, d’observation de ses commandements, dans ses engagements. On ne change pas de spiritualité ou de religion juste parce que notre goût s’affadit. Saint Ignace de Loyola, dans ses Exercices spirituels, donne un aperçu de l’acédie quand il traite de la désolation spirituelle : « Les ténèbres et le trouble de l’âme, l’inclination aux choses basses et terrestres, les diverses agitations et tentations qui la portent à la défiance, et la laissent sans espérance et sans amour, triste, tiède, paresseuse, et comme séparée de son Créateur et Seigneur » (ES 317). Et il donne une règle de bon sens lorsque l’on traverse de telles désolations : « Il importe, au temps de la désolation, de ne faire aucun changement, mais de demeurer ferme et constant dans ses résolutions, et dans la détermination où l’on était avant la désolation, ou au temps même de la consolation » (ES 318). Ainsi que des conseils avisés : « Quoique nous ne devions jamais changer nos résolutions au temps de la désolation, il est cependant très utile de nous changer courageusement nous-mêmes, je veux dire notre manière d’agir, et de la diriger tout entière contre les attaques de la désolation. Ainsi, il convient de donner plus de temps à la prière, de méditer avec plus d’attention, d’examiner plus sérieusement notre conscience, et de nous adonner davantage aux exercices convenables de pénitence » (ES 319).
Car la désolation n’est pas seulement sevrage spirituelle sur une voie ascensionnelle ou remède à la vaine gloire ; elle peut avoir son origine précisément dans l’acédie : la première raison pour laquelle nous pouvons être désolés, c’est que « notre tiédeur, notre paresse, notre négligence dans nos exercices de piété, éloignent de nous la consolation spirituelle » (ES 322), dit saint Ignace. La réalité est souvent très prosaïque : nous cédons tout simplement à l’acédie par paresse spirituelle : nous ne sommes pas capables de consacrer à Dieu cinq minutes de notre temps en oraison silencieuse, nous renâclons devant le chapelet, nous manquons notre prière du matin et du soir pas loin de trente fois par mois... On oublie que l’eucharistie est « la source et le sommet de la vie chrétienne » (Lumen gentium 11) et lorsqu’il nous arrive de demander « notre pain quotidien » dans le Notre Père, on omet d’y voir celui que nous offre précisément la communion eucharistique, à la messe... Notre vie spirituelle est souvent bien pauvre, et par notre propre faute. Si nous ne faisons jamais de retraite spirituelle, comment pourrons-nous découvrir notre vocation ? Comment pourrons-nous nous laisser saisir par le Christ, par la beauté de Dieu ?
Tout est là : il faut retrouver le goût de Dieu. Souvent Dieu n’est pour nous qu’une abstraction, un mot de quatre lettres, bien loin d’être fascinant. Bien sûr, nous avons des excuses : « Dieu, personne ne l’a jamais vu », dit à trois reprises saint Jean (Jn 1, 18 ; 1 Jn 4, 12.20). Pourtant le même saint Jean nous dit qu’il s’est montré et s’est approché de nous dans l’humanité de son Fils. Dieu est accessible par sa Parole, et par sa Parole faite chair, le Verbe incarné, le Christ. Sainte Thérèse de Jésus, lorsqu’on lui parlait de l’inaccessibilité de Dieu, répondait en montrant un crucifix. Le saint curé d’Ars ne faisait pas autrement, en désignant le tabernacle et en répétant doucement : « il est là, il est là... ». Le renouveau de l’adoration eucharistique nous facilite cet accès à Dieu en Jésus-Christ. Il faut fixer son regard sur le Seigneur, nous nourrir de sa Parole, qui fixe ses traits, qui sont de justice et de miséricorde. Il acquerra alors un visage, il ne sera plus une abstraction, il pourra nous fasciner, nous arracher à notre égocentrisme, nous permettant d’opérer une véritable « révolution copernicienne ». De même que Copernic découvrit que c’était la terre qui tournait autour du soleil et non le soleil autour de la terre, il faut que nous renoncions à être au centre du monde, que nous acceptions de nous décentrer, de nous mettre en orbite autour du véritable centre de toutes choses qu’est Dieu. Si chacun d’ailleurs travaille ainsi à se reconnaître en orbite autour de Dieu et non au centre, cela évitera en outre bien des collisions d’ego, cela déracinera bien d’autres vices capitaux, comme l’envie et l’orgueil, tous au fond issus de la boursouflure du moi.
Au terme de ces conférences, nous pourrions faire nôtre, en nous l’appliquant d’abord à nous-mêmes, cette exhortation narquoise du bienheureux Barthélemy des Martyrs, archevêque dominicain de Braga au Portugal, adressée à ses collègues du concile de Trente au XVIe siècle : « M’est avis que leurs Illustrissimes Seigneuries ont grand besoin d’une illustrissime réforme ! »
Abbé Eric Iborra
vicaire de la paroisse Saint-Eugène-Sainte-Cécile (Paris)
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