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R&N : Quels sont les rapports entre l’ordre de la raison et celui du cœur dans la spiritualité dominicaine ?
Père de Nadaï, O.P. : J’imagine, cher Monsieur, que votre usage de ce terme de « cœur » emprunte à celui de Pascal. Il est vraiment propre à cet auteur, chez qui il est tout ensemble faculté de vouloir, et capacité de connaître, en tant que cette connaissance est donnée dans ce qu’il appelle le « sentiment ». Selon une acception plus courante, que nous prendrons ici, le cœur désigne en l’homme le siège de la volonté, qui, avec l’intelligence, compose les deux facultés supérieures de l’âme humaine et des esprits angéliques. Il est bien connu que la spiritualité dominicaine repose sur l’intelligence davantage que sur la volonté ou, si vous voulez, sur le cœur, que l’on estime être le partage de la tradition franciscaine. Ce n’est pas à dire qu’elle soit un « intellectualisme », même si nous sommes exposés à ce funeste travers, desséchant pour l’âme. Mais si l’on peut parler d’un intellectualisme, cet intellectualisme ne doit pas être de part en part et ultimement raisonneur. Car, pour reprendre ce terme, la raison n’est que la modalité ordinaire de l’intelligence humaine, selon sa part active, selon ce qu’on a longtemps appelé en logique les trois opérations de l’esprit, qui abstrait les concepts, les met en relation par le jugement, et déduit des conclusions. Mais cette part active n’est pas le tout de l’intelligence, qui est, en son fond, passivité et accueil. Selon saint Thomas, ce n’est pas moi qui saisis l’objet à connaître : il vient à moi, il est en moi. Or, quelle est la fin heureuse de l’existence humaine, sinon que Dieu vienne à moi et s’unisse à moi ? Ce Dieu qui, en tant qu’origine des concepts, excède les procédures de la raison, et qui s’Il s’unit à moi, transforme Lui-même mon intelligence.
La volonté est, elle, tout active : c’est selon elle que mon âme se porte à l’objet que l’intelligence me présente comme bon et aimable. Mais on voit par là que ses opérations sont de part en part enveloppées par celles de l’intelligence, et plus encore, par le don fait à l’intelligence. Et cette dernière, par ce côté, n’est pas sans conformité, vous le voyez, avec ce que Pascal nomme « le cœur ».
R&N : Quelle place tient encore saint Thomas d’Aquin chez les frères qui lui succèdent ? Comment composez-vous avec vos références personnelles (Pascal en l’occurrence, lequel est plus augustinien que thomiste) ?
Père de Nadaï, O.P. : La situation est très différente selon les provinces dominicaines. Dans celle à laquelle j’appartiens, le « tournant herméneutique » avait été, de fait, funeste à l’enseignement thomiste. Dans ma formation initiale, saint Thomas ne représentait qu’un chapitre dans l’histoire des doctrines théologiques ! Rahner était surtout alors notre référence en fait de doctrine. Comme, dans mes études profanes antérieures, on m’avait dit que sa lecture était inutile, qui n’était qu’un commentaire d’Aristote, rien ne m’aurait engagé à l’étudier vraiment, sans la parole bienfaisante d’un de nos tuteurs, me pressant d’avoir recours à la Somme comme à mon manuel quotidien. Depuis, saint Thomas est davantage honoré, peut-être aussi parce que la Congrégation pour l’enseignement catholique rappelle sans cesse qu’il doit être au fondement de la formation des clercs. Votre question précédente a donné d’ailleurs lieu de manifester le rapport intime de sa doctrine avec notre spiritualité propre. J’ai l’honneur moi-même de servir désormais sa mémoire, en prenant part à l’édition de ses ouvrages, soin que le pape Léon XIII a confié aux frères de son ordre au sein de ce qu’on appelle depuis la Commission léonine, établie à Paris depuis une quinzaine d’années. C’est dire aussi que j’envisage ses écrits en philologue, et que je ne puis guère me flatter d’être un bon spécialiste de sa doctrine. J’en demeure un lecteur fervent.
Mais il est vrai que la ferveur conçue dès mon enfance pour Pascal ne fut en rien diminuée par la rencontre avec un génie d’égale force et profondeur. J’avais douze ans quand la lecture et relecture du « Mémorial » a déterminé mon vœu de me consacrer à Jésus-Christ.
Votre question m’engage donc à examiner le motif de ce partage et de sa permanence.
Il se trouve que je suis en train de traduire une thèse latine de jeunesse du frère Marie-Dominique Chenu, sur la contemplation, dirigée par le frère Réginald Garrigou-Lagrange. Il y montre que toute la philosophie et la théologie de saint Thomas s’ordonnent à la contemplation de l’essence divine, comme j’ai cru l’indiquer précédemment.
La pensée de Pascal, elle, porte le deuil de la contemplation. L’Écrit sur la conversion du pécheur signale à mes yeux le brisement d’un élan contemplatif. L’avènement de la science moderne rend comme impossible, de notre côté, quoad nos, dirait saint Thomas, l’ordination des vérités à la vérité souveraine. Les œuvres de Dieu peuvent servir les desseins de notre art et de notre industrie, mais nous sommes devenus sourds à ce qu’ils nous disent de leur auteur. C’est la suite du péché originel, et c’est sur ce point surtout que Pascal trouve dans saint Augustin un appui majeur. Dieu demeure souverainement intelligible, mais notre corruption nous interdit l’accès à l’intelligence d’un tel objet. Ainsi Dieu se cache-il ; il est caché en Jésus-Christ ; mais, ce qui est fort singulier, il est caché pour Jésus-Christ même. Qu’il soit lui-même véritablement Dieu, lui fait voir à plein les péchés des humains, sur quoi les humains sont aveugles : c’est un « supplice d’une main non humaine mais toute-puissante », qu’il éprouve en son agonie, jusqu’à l’oubli de son être de Fils unique. Aussi le rapport à Dieu s’arrête à méditer l’humanité du Christ en sa passion, sans jamais se flatter que cette méditation soit jamais couronnée d’une contemplation de sa divinité.
Pascal connaissait saint Thomas. Ses Écrits sur la grâce reposent sur un important dossier thomiste. Mais, quant au fond, on ne saurait imaginer génies plus dissemblables, puisque, pour Thomas, l’humanité du Christ est toute transparente à sa divinité, dont elle est, tout ensemble, le signe et l’instrument conjoint. Leurs points de vue ont quelque chose d’incompossible, à les considérer abstraitement. Cependant, le cours de la vie les accorde. Saint Thomas vivait en chrétienté : envisager que Dieu n’existât pas n’était que le sujet d’une question d’école. Nous, nous respirons, malgré nous même, un athéisme dont la peste nous environne, et dont Pascal a vu la naissance et les progrès dans le milieu qui était le sien. Nous ne saurions y échapper aussi simplement que cela, et nous flatter que notre étude, même celle de la science sacrée, soit spontanément orientée vers la contemplation de l’essence divine. Aussi est-il bon, avant que d’étudier saint Thomas, dont la lecture est une véritable fête pour l’intelligence, de nous abaisser devant Jésus, quand, à cause de nos péchés, il s’abaisse devant nous au jardin des oliviers ; de veiller en ce jardin, et de nous remplir d’amitié pour celui qui nous est « plus ami que tel ou tel ». Pour cela, Pascal est un maître incomparable.
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