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Étienne Gilson, philosophe à part entière - Entretien avec le Fr. Thierry-Dominique Humbrecht

Docteur en philosophie et en théologie, le père Thierry-Dominique Humbrecht est dominicain de la province de Toulouse. Il participe actuellement à l’édition des Œuvres complètes d’Étienne Gilson (1884-1978) aux Éditions J. Vrin. Il a bien voulu accorder au Rouge & le Noir un entretien-fleuve à ce sujet.

Cet entretien est divisé en trois parties :

R&N : Vous dites que Gilson est aussi philosophe. Peut-on parler non seulement de thomisme mais presque de gilsonisme dans certains cas ?

Fr. Thierry-Dominique Humbrecht : L’adjectif est employé maintenant et je l’emploie aussi volontiers, lorsqu’il s’agit de manifester les thèses qui lui sont devenues propres, celles qui sont devenues des causes de militance et qui par exemple touchent surtout à la préférence de l’acte d’être chez saint Thomas, mais pas seulement. Le gilsonisme comme métaphysique revendiquée tournera plutôt autour de la préférence de l’acte d’être, mais aussi peut-être, quand même, à l’idée non pas de philosophie chrétienne, dans l’expression – Gilson dit qu’il ne s’y accroche pas mais qu’il n’en a pas trouvé de meilleure – mais à l’idée d’une influence mutuelle de la philosophie et de la théologie et d’une fécondité de la théologie sur la philosophie. Il y tient beaucoup, par opposition à ce que l’on appellerait une philosophie séparée, où la philosophie prétend avec la seule raison, sans aucune mémoire du christianisme, se développer seule, ce qui est en fait une isolation un peu artificielle.

R&N : Lorsque l’on parle de la raison, et ensuite de la nature et du surnaturel, on pense à l’un des grands débats de l’époque qui portait sur le Surnaturel de Henri de Lubac et que Gilson a soutenu. Y a-t-il un certain lubacisme chez Gilson ?

Fr. Humbrecht : Je n’irai pas jusque-là. Je pense qu’il s’est trouvé d’accord avec Lubac mais je ne crois pas qu’il ait été influencé par lui : il est d’ailleurs plus âgé que Lubac. Il se trouve finalement être d’accord avec lui notamment sur un sujet, le surnaturel, qu’il n’a pas abordé lui-même de manière aussi précise, mais ses principes lui font être d’accord, tant du point de vue historique – saint Thomas n’a pas dit ce qu’une part de la tradition thomiste lui a fait dire, parce qu’il n’a pas pu le dire ainsi, mais autrement – que du point de vue de l’articulation entre philosophie et théologie. On ne peut donc pas parler de lubacisme mais au fond ses préoccupations rejoignent celles de Lubac. De même, Gilson était assez proche du père Chenu dans les années 1930-50, avec le médiéviste sous ce rapport, tandis que le père Chenu des années soixante et soixante-dix, prophète d’un certain gauchisme évangélique, un poil romantique et naïf, ne lui plaisait pas beaucoup, et il le lui a dit assez vertement.

R&N : L’introduction à saint Thomas de Gilson est-elle préférable à celle de Chenu ?

Fr. Humbrecht : Elles n’ont pas du tout le même objectif, mais sont également remarquables. L’introduction de Chenu est méthodologique : pour comprendre saint Thomas, voilà ce qu’il faudrait faire, il faudrait étudier le Commentaire de Denys, voilà comment le faire… Au fond, c’est un plan de travail pour les chercheurs des cinquante ans à venir. On peut dire que, pour l’essentiel, son programme a été honoré. On a étudié Avicenne, Averroès, on a étudié Denys, Albert… En effet, on a constaté qu’il n’y avait pas qu’Aristote chez saint Thomas mais aussi du platonisme, etc. C’est plus, comme d’ailleurs le titre l’indique, une introduction à l’étude de saint Thomas, ce n’est pas une introduction doctrinale. Elle suppose connues un certain nombre de choses mais ne les expose pas tellement. C’est un protocole pour médiéviste. Un jeune étudiant serait un petit peu perdu, pas dans la lecture, elle est claire, mais dans l’objectif.

R&N : Vous disiez tout à l’heure que Gilson a théologisé la philosophie. Quels sont les grands apports philosophiques de Gilson, particulièrement sur le thomisme ?

Fr. Humbrecht : Étienne Gilson a vu que la spécificité métaphysique de Thomas était de lire l’être comme une activité et non pas comme le descriptif d’une essence, ce qui contredit beaucoup de gens. En fait, l’acte d’être fait vivre, il est le résultat en vous de l’acte créateur de Dieu. Dieu vous crée comme un être unique. Votre acte d’être est votre être posé désormais comme autonome qui vous fait vivre, qui ne se réduit pas à être une humanité incarnée ; c’est vous qui perdurez, vivez, opérez. C’est donc cette activité perdurée que désigne l’acte d’être, que la seule description d’un concept n’épuise pas parce que l’on est sur un autre registre. Or, c’est le résultat concret d’un acte créateur. Seul des théologiens instruits d’une création libre par Dieu pouvaient y penser un jour, Aristote ne pouvait y penser, les Néoplatoniciens non plus.

Dès que l’on fait de la métaphysique, cet apport est parfaitement audible. On sera d’accord ou non ensuite avec le montage spéculatif de Thomas d’Aquin lui-même, mais c’est audible. Pour ceux qui feraient de la métaphysique, notamment pour ceux qui viendraient de Heidegger par exemple, le fait d’apprendre un jour que Thomas d’Aquin fait la différence d’avec tous les autres sur ce point-là, les interroge, parce que Heidegger ne l’a pas vu. Il ne pouvait pas le voir, ce n’était pas son monde. Mais, et Gilson lisant saint Thomas, et saint Thomas lui-même, sont une réponse possible à une vraie question de Heidegger. Il y a donc une actualité métaphysique. Encore faut-il avoir étudié ces questions-là, ce n’est pas le fait de tout le monde non plus. Mais, et j’en ai été témoin par exemple chez des étudiants qui ont étudié ces questions sans être tellement thomistes eux-mêmes, mais qui auraient vraiment pris connaissance du dossier, ils disent : oui c’est une vraie réponse, elle est légitime et lumineuse.

Gilson a voulu montrer qu’il y a bien des choses dans la philosophie depuis deux mille ans qui n’ont pu être dégagées avec autant de clarté que du fait du christianisme. La création ? On n’y avait pas pensé avant. Un simple philosophe ne pourrait pas y penser, au moins à cause d’un point qui me paraît de plus en plus décisif : ce n’est pas tellement que Dieu soit cause du monde, Aristote n’y a pas pensé mais ce n’est pas un problème. Le point décisif est la cause divine libre, c’est que la création doit être le fait d’une volonté pour être une vraie création, sinon c’est Dieu qui se répand nécessairement, et tout est déterminé. Donc, si Dieu est libre quand il crée, cela ne lui apporte rien, il sait très bien ce qu’il fait, il le fait pour des créatures, il a un but, une idée derrière la tête. Nous, chrétiens, savons que c’est pour faire participer des créatures à sa propre béatitude, à son bonheur, mais le philosophe ne peut pas le dire. C’est trop.

R&N : Les œuvres thomistes de Gilson sont-elles aussi empreintes de théologie ?

Fr. Humbrecht : Forcément. Sa thèse est que pour comprendre la philosophie thomiste, il faut comprendre sa théologie. Si l’on prend les Éléments de philosophie chrétienne, livre qui vient d’être traduit de l’anglais par Fontgombault, c’est clair. Il y a aussi le fait que depuis un siècle on se figurait faire un thomisme trop séparé philosophiquement, comme si la théologie n’était pas une sorte d’apologétique philosophique stricte. Gilson arrive et dit que c’est un mythe, qu’en fait ce sont des chrétiens qui font de la philosophie séparée, qu’ils savent par ailleurs qu’il y a des compléments. Eux savent jusqu’où peut aller la raison. De ce point de vue, j’ai fini par comprendre que seul un chrétien peut savoir jusqu’où la raison va avec ses seules forces. Le simple philosophe ne le saura pas. Le chrétien saura philosophiquement jusqu’où la raison peut aller parce qu’il sait qu’il y a autre chose qui prend le relais, tandis que le simple philosophe ne sait pas jusqu’où il peut aller, il y a une part d’hésitation et puis il n’y a rien qui prend le relais. En fait, un chrétien en sait plus sur la philosophie qu’un philosophe tout court. Sans la grâce, la nature n’est pas entièrement naturelle.

R&N : Un autre sujet qui pose souvent problème à nos contemporains, d’un point de vue philosophique, est le concept d’âme. Gilson a-t-il eu des apports particuliers sur ce point ?

Fr. Humbrecht : Il en parle dans les Éléments de philosophie chrétienne, dans le Thomisme et dans L’esprit de la philosophie médiévale, mais je ne suis pas sûr qu’il renouvelle le sujet. Seulement, une fois qu’il a fait l’exposé simplement excellent de ce que tout le monde connaît, à partir du moment où il découvre l’acte d’être, il en fait l’application à cette notion-là. Ce qui est plus fondamental encore que l’âme constituée comme âme, c’est l’acte d’être : avant de parler de votre âme, on doit parler de votre acte d’être, et c’est lui qui porte le maximum d’immortalité, plus que l’âme en tant qu’elle est imbriquée avec le corps. L’application de l’acte d’être aux questions de l’âme, aux questions des anges par exemple, va renforcer en quelque sorte la possibilité d’une immortalité de ce côté-là. C’est pourquoi un Aristote s’essoufflerait au bout d’un moment, tandis que là, il y a quelque chose qui permet d’aller plus loin.

 

R&N : Gilson explique que l’acte d’être est l’acte d’être de l’âme qui est simultanément aussi l’acte d’être du corps mais que lorsque le corps cesse d’être, l’acte d’être reste l’acte d’être de l’âme.

Fr. Humbrecht : Aristote n’a pas pu aller jusque-là, dans la mesure où seule la forme est absolue, chez lui, et comme effectivement la matière est un principe d’individualité, lorsque l’on perd le corps, on risque de perdre l’individualité. Ne reste alors que la nature et on se trouve effectivement face à une objection d’Averroès qui n’est pas sans consistance tout de même : si nous avons perdu notre individualité en perdant le corps, notre âme est un peu générique, elle risque de se dépersonnaliser, une sorte de Big Brother. Un philosophe chrétien comme saint Thomas sait que cela ne peut pas être le cas pour des raisons doctrinales, il a donc tout intérêt à renforcer l’individualité du côté de l’âme elle-même. Et donc à dire qu’il y a d’abord une proportion mutuelle de l’âme et du corps, (oui mais ça Aristote le dit aussi bien) et en plus, avec l’acte d’être, à marquer du point de vue de l’âme un tout premier acte, avant même la forme qui pose l’individualité de l’individu. C’est une question que l’on peut se poser : y a-t-il du côté de l’acte d’être une source d’individualité que ne serait pas seulement individuation de la matière ? Il y a au moins un texte de saint Thomas, dans la Somme contre les Gentils, « chaque chose se distingue de toutes les autres par son être propre », par son être, « esse ». Il y a là quelque chose et je voudrais trouver d’autres textes chez saint Thomas, pour voir si lui l’a dit, pas de savoir si on peut le dire après lui, mais si lui-même l’a dit. Quelques textes l’attestent.

R&N : Quelles autres relectures amène le fait de mettre l’acte d’être comme l’a fait Gilson au centre de toute la philosophie de saint Thomas ?

Fr. Humbrecht : Il ne le met pas au centre, il le met en relief parce qu’il est ce qui manquait et qu’il permet de relire tant la totalité de l’histoire de la métaphysique qui l’a oublié que la tradition thomiste qui n’en a pas voulu, selon lui. Il fait donc un peu sauter les bornes, mais la question n’est pas centrale, elle est un point particulier. Simplement, pour l’époque de Gilson, c’était une bombe, littéralement, de lire la métaphysique à travers ce point. Mais pour le reste, en morale ou en politique par exemple, il n’a pas tellement d’incidence.

En relisant l’histoire, même de ce qui se prétendait de tradition thomiste, il avait mis le doigt sur une difficulté, que selon lui d’ailleurs il n’était pas le premier à avoir vue. Il a trouvé un exemple, un peu paradoxal d’ailleurs quand on connaît le personnage, chez Domingo Báñez, le thomiste du XVIe siècle, qui dit en commentant saint Thomas, que l’acte d’être est ce que saint Thomas n’arrête pas de proclamer et que les thomistes ne veulent pas entendre ; c’est la primauté de l’acte d’être sur l’essence. Gilson s’est roulé par terre en lisant ce passage. Pourquoi les thomistes n’en voulaient-ils pas ? Probablement parce qu’ils subissent l’influence de la montée du rationalisme et qu’ils ont donc besoin des essences. Gilson a fait sauter à la dynamite l’illusion d’un flux thomiste ininterrompu. Sa critique qui a été souvent refusée par nombre de thomistes francophones assez à droite (des écoles ecclésiastiques essentiellement), tous cajétaniens, consciemment ou non, voire suaréziens, car l’idée que la tradition thomiste fût en partie un mythe du XIXe siècle ne leur plaisait pas trop.

Je me dis que le fait qu’il y ait une interaction entre grâce et nature, entre théologie et philosophie, fait que la nature purement philosophique n’est jamais naturelle quand elle est seule. La nature, et donc la raison pour la connaître identiquement ne sont-elles elles-mêmes que sous la grâce ? La nature n’est complètement naturelle que sous le régime de la grâce, l’état de « nature pure » n’existe pas. Il est une construction artificielle, mentale, du XVIe siècle, une abstraction de tout ce qu’il y a de conditionnements existentiels dans l’être, au profit de l’idéal mathématique de l’être possible, avec lequel on peut faire ce qu’on veut. De plus, l’idée d’une nature pure convient très bien aux maurassiens : la nature d’abord, la grâce si vous en voulez ; établissons le régime politique d’abord, puis un régime chrétien si vous êtes chrétiens. Cette espèce de succession, de fusée à deux étages, rencontre l’extrinsécisme de la nature et de la grâce. C’est une sorte d’apologétique maladroite, inconsciente de ses présupposés.

 

R&N : Mais est-ce qu’écarter d’abord ainsi la grâce ne remet pas aussi en cause dans ce cas la question de la loi et de la morale naturelles ?

Fr. Humbrecht : Bien sûr. Il y a une acception un peu abstraite de la loi naturelle, comme si la loi naturelle signifiait que la lumière de la seule raison permettait de connaître un certain domaine de vérités doctrinales. Ce n’est pas cela que dit saint Thomas. Pour lui, la loi naturelle est une capacité de lecture, c’est ce que Dieu a inscrit en nous de sa propre intelligence pour poser des jugements. Elle ne touche pas à un domaine constitué de vérités qui seraient, elles, connaissables par la seule raison, par opposition à celles qui seraient révélées chrétiennement. Elle ne porte pas sur le contenu mais sur la capacité de juger. Il est donc un peu illusoire de croire que la loi naturelle peut nous mettre tous d’accord, chrétiens et non chrétiens, sur un domaine rationnel qui ne serait pas influencé par les religions. Je crains que seuls les chrétiens s’y retrouvent, comme d’habitude.

Tout le monde sait que toute philosophie est inscrite dans une culture religieuse, il n’y a pas d’état naturel des choses, il n’y a pas de philosophie hors sol. D’ailleurs, lors de la Manif Pour Tous, ceux qui n’étaient pas d’accord avec elle l’ont parfaitement repéré : puisque les manifestants argumentent sur la seule nature, cela prouve que ce sont des chrétiens ! Et ils avaient raison : seuls les chrétiens parlent encore de la nature puisque les autres, par relativisme, n’en veulent plus ; et l’idée d’une nature qui aurait quand même sa consistance quoique autonome vient en réalité du christianisme. Un simple philosophe n’en sait rien, il n’est pas aussi affirmatif sur la nature que ne l’est un chrétien.

C’est pour cela que des thomistes qui auraient essayé de fournir un ordre naturel puis un ordre surnaturel, manient au fond deux abstractions, chimiquement pures mais imaginatives. Cela ne marche pas mais cela concorde assez bien avec ce qu’a essayé de faire Maurras de son côté. Je ne comprenais pas pourquoi des maurrassiens défendaient Cajetan, il est tellement difficile à lire. Il n’y a aucune raison qu’ils se battent pour lui, quel intérêt sinon la défense d’une cause perdue ? « Puisque plus personne n’en veut, on va le défendre ». Il doit y a un peu de ça, mais quand même. Je crois que le fond de l’affaire relève de ce découpage nature/surnature qui convient bien à un ordre soi-disant simplement et intégralement naturel d’abord, bien planté, suivi ou non d’un ordre surnaturel. C’est pourquoi ce thomisme-là se veut plutôt néo-aristotélicien, sur lequel on surajoute ensuite le christianisme. Le paradoxe est qu’il est aristotélicien à condition d’avoir au préalable survitaminé Aristote de principes thomasiens (l’acte d’être lui-même) ou chrétiens (la Création).

Comme le dit je crois Chantal Delsol, lorsque les philosophes ne sont pas chrétiens, ils sont polythéistes. Quand on est sensé revenir à la raison seule, on revient vite au polythéisme ou a toutes les formes d’idolâtrie. On le voit aujourd’hui : en se dégageant du christianisme, ce n’est pas à la raison seule que l’on revient, c’est à quelque chose d’inférieur à la raison. Le christianisme avait purifié la raison. Cela ne veut pas dire que la raison ne puisse pas procéder par elle-même, mais que le christianisme la purifie et lui donne d’aller à son maximum. On n’a jamais fait de plus belle métaphysique que depuis que le philosophe est chrétien : Dieu comme fin des sciences philosophiques, la Création, la Providence, l’idée de personne, etc.

Retrouvez la première partie et la troisième partie de cet entretien.

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