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Nicolas d’Eschaud : Est-ce qu’on peut mettre ses qualités de mathématicien au service d’un apostolat chrétien ?
Laurent Lafforgue : Cela dépend dans quel sens on l’entend. C’est une question que Pascal s’est posé : il a d’ailleurs écrit sur l’art de convaincre. Hubert Aupetit montre bien, dans sa thèse exceptionnelle, que Pascal cherche toujours à convaincre, sans couper les textes mathématiques des textes philosophiques et religieux.
En tout cas, dans le milieu scientifique, je n’ai pas peur de parler de la foi. Souvent, les gens qui me provoquent de manière un peu agressive sur cette question sont ceux que cela travaille.
Que dire encore ? Question difficile. J’hésite à vous répondre car plein d’éléments de réponse me viennent à l’esprit mais un peu détachés les uns des autres.
Ce sont en partie les Jésuites qui ont donné aux mathématiques la place qu’elles ont prises peu à peu dans l’enseignement. Chez les Jésuites, il y avait certainement l’idée que les mathématiques aideraient à former la rigueur du raisonnement et que la rigueur du raisonnement permettrait l’apostolat.
N.E. : Plus avant, peut-on, par la pratique des mathématiques, agir comme chrétien ?
L.L. : Les mathématiques sont également une expérience de la richesse de la création, une expérience de la beauté. Ce sont évidemment des aliments de la foi pour moi, mais je suis obligé de constater que la plupart de mes collègues ne sont pas croyants et qu’ils font cette même expérience ou des expériences semblables. C’est donc difficile de l’expliquer, pour moi, mais aussi pour eux. Les mathématiques, comme toutes disciplines intellectuelles, sont l’expérience d’un approfondissement, l’expérience de la qualité et cette expérience-là, à partir du moment où on la fait dans un domaine, on peut la transposer dans un autre domaine.
Il me revient à l’esprit l’exemple de sainte Edith Stein, qui est particulièrement naturel pour plusieurs raisons, dont l’une est qu’elle était cousine germaine du mathématicien Richard Courant. Edith Stein a étudié la philosophie à Göttingen, alors que Richard Courant y étudiait les mathématiques auprès d’Hilbert. À l’époque, Göttingen était le plus grand centre scientifique du monde. J’ai pensé à Edith Stein parce que, dans plusieurs textes, elle parle des deux grands écueils de la pensée et de l’activité humaine qui sont, d’une part, la perte du souci de l’unité, auquel porte la spécialisation ; et, d’autre part, la perte du souci de l’approfondissement, ces deux choses étant difficiles à tenir ensemble. Elle rapporte cela à une relation du masculin et du féminin. Elle dit que, pour les hommes, il est plus naturel de se spécialiser, d’oublier le souci de la globalité ; et, pour les femmes, il est plus naturel de garder le sens de la globalité, mais de rester superficielles.
Ainsi, je pense que les mathématiques pratiquées à un niveau élevé sont une expérience de l’approfondissement et de la profondeur. Mais les mathématiques nous portent à ne plus penser qu’à elles, à leur propre détriment. Le rapport des mathématiques à la foi est, selon moi, en partie harmonieux et en partie conflictuel, et je pense qu’il faut l’accepter. Être à la fois chrétien et scientifique, ou être à la fois chrétien et mathématicien n’est pas toujours facile, non seulement pour des raisons extérieures, mais également pour des raisons intérieures. En effet, les mathématiques sont fondées sur des démonstrations qui, à la limite, sont mécaniques ou mécanisables, ce qui diffère du rapport de la foi à la vérité. Il n’est pas facile de porter en soi ces deux choses. La tentation peut être grande de rejeter l’une, pour ne garder que l’autre. Pour un scientifique chrétien, le fait d’être à la fois scientifique et chrétien ou mathématicien et chrétien est une manière de croix qu’il doit porter. Et dans la mesure où on porte une croix, on est évangélisateur. C’est ainsi que je vois les choses. En quelque sorte, il serait faux de dire qu’il n’y a aucun problème, car il y a des problèmes. Mais des problèmes qui viennent du fait que notre science, notre connaissance est partielle, comme le disait saint Paul. Des choses nous apparaissent antagonistes parce que notre connaissance est limitée. En fait, nous sommes souvent confrontés en mathématiques à des choses qui nous apparaissent contradictoires. Alors, en mathématiques, on parvient toujours à résoudre les contradictions, au bout d’un certain temps. Mais, souvent, lorsque quelque chose nous semble contradictoire à première vue, c’est le signe évident qu’il y a là un point que l’on doit éclaircir à tout prix, que c’est certainement la clef de quelque chose. Donc il ne faut pas avoir peur de ce qui nous apparaît ou de ce que l’on ressent comme contradictoire. Il y a toute une réflexion chez Simone Weil sur les mathématiques comme expérience de la contradiction.
Gauthier Boisbay : Vous avez évoqué tout à l’heure l’isolement que provoque la profondeur des mathématiques. De quelle manière ?
L.L. : Quand on fait des mathématiques, on oublie le monde et on s’oublie soi-même. Il est vrai que c’est une expérience assez profonde, ce qui explique peut-être pourquoi beaucoup de personnes sont réfractaires aux mathématiques. Des personnes peuvent répugner ou refuser complètement ce type d’expérience, même au niveau le plus élémentaire, à l’école primaire. Si on nous demande de réfléchir à quelque chose, brusquement nous ne pensons plus qu’au problème qui est devant nous, et nous oublions tout le reste. Nous sommes habitués à cela, mais ça n’est pas du tout une expérience anodine.
G.B. : Cette expérience correspond-elle à la croix dont vous nous parliez tout à l’heure ?
L.L. : Cela dépend peut-être des personnes. En l’occurrence, cette expérience n’est pas cruelle pour le mathématicien, mais c’est tout de même une expérience remarquable : celle de, brusquement, ne plus penser à soi. D’une certaine manière, c’est ce qu’il y a de plus positif dans l’attitude du mathématicien, d’être, à ce moment, complètement obnubilé par la Vérité, de s’oublier soi-même pour ne plus penser qu’à la Vérité. C’est le caractère positif de la communauté mathématique, malgré toute sa compétitivité : quand des mathématiciens parlent d’un sujet mathématique entre eux, ils se réfèrent tous à quelque chose qui n’est pas eux-mêmes. Ce n’est pas nous qui décidons de la Vérité : nous pouvons seulement la chercher, la servir, lui obéir, mais nous ne pouvons pas la changer.
Dans les périodes de concentration comme dans les débats entre mathématiciens, on s’oublie soi-même pour s’intéresser à quelque chose qui n’est l’avis d’aucun de nous, qui n’est pas notre vie, qui n’est pas nous-même, qui n’est pas notre personne : ce sont des objets de pensée qui ne nous concernent que dans la mesure où ils participent de la Vérité.
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