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Martin Steffens : « le XXe siècle est la terrible histoire de cette volonté de clore la création sur elle-même »

Agrégé de philosophie, Martin Steffens est professeur de philosophie en khâgne. Auteur de plusieurs ouvrages dont « Petit traité de la joie, consentir à la vie », « La vie en bleu » et « Rien que l’amour. Repères pour le martyre qui vient », il a bien voulu répondre aux questions du Rouge & Le Noir.

R&N : Comment sont perçues la souffrance et la maladie dans notre société moderne ?

Martin Steffens : Je ne sais pas s’il y a une façon propre à notre temps de percevoir la souffrance et la maladie : quand on voit, dans la Bible, les figures de Job ou de Rachel, laquelle, ayant perdu ses enfants, ne voulait pas être consolée ; quand on considère d’autre part les sagesses humaines et cette volonté qui les travaille d’en avoir un jour fini avec la souffrance (voyez le stoïcisme ou l’épicurisme), on se dit que maladie et souffrance sont et seront toujours d’abord perçues par l’homme comme un scandale, comme un mal auquel il est difficile, peut-être impossible, de se faire. C’est peut-être la réponse à ce scandale qui change : quand Job crie vers Dieu son innocence, quand le psalmiste dit, dans sa prière, « Je crie, mon Dieu, alors réponds-moi », on est loin de la soumission à la nécessité des Stoïciens ou aux stratégies d’évitement de la souffrance développées par Épicure.

Du côté juif, puis chrétien, la souffrance fait à l’homme une blessure qui le contraint de crier vers Dieu ; du côté grec, ou plus généralement païen, elle est davantage un défi qui est lancé à l’homme et qui appelle une réponse technique, une sagesse. Étant sorti du christianisme, je veux dire d’une façon chrétienne de recevoir le monde, nous revenons aujourd’hui à la réponse la plus naturelle à l’homme : celle païenne. Sauf que la réponse technique n’est pas du côté d’une sagesse, via une École philosophique, mais à travers des dispositifs technologiques. On espère, par la science, guérir l’homme de sa blessure, cette blessure que le christianisme, au risque du dolorisme, percevait comme un chemin vers Dieu. Et quiconque refuse de se laisser ainsi guérir apparaît aujourd’hui comme quelqu’un de morbide. Je pense à ces femmes qui ont le courage de s’opposer à un milieu médical parfois fermé et dogmatique, et qui choisissent de porter, jusqu’au terme de leur grossesse, l’enfant dont la fragilité a été dépistée, considérant qu’une vie, même courte, reste une vie à vivre et à partager. En général, quand leur enfant, au bout d’un, deux ou six mois, décède, on leur fait porter la responsabilité de cette mort, comme si elles avaient inventé la mort ! C’est que, accueillant un enfant qui vivra peu, non seulement elles rappellent le scandale de la finitude humaine, mais elles suggèrent que nous avons aussi contre lui autre chose qu’une réponse technique.

R&N : Nous sommes donc passés de la volonté de soigner et d’améliorer les conditions de vie humaine à la recherche de l’élimination de toute faiblesse. Comment expliquer ce glissement ?

Martin Steffens : Si l’on suit ce que je viens de dire, on en conclut que ce “glissement” est plutôt un retour à la normale : c’est un glissement qui nous fait rebasculer dans un ordre plus humain (et moins divin) des choses. C’est un glissement qui corrige un premier glissement. Quel premier glissement ? Celui qui a consisté, à partir de l’ère chrétienne, à lire la finitude humaine comme un bien, parce qu’elle nous destine à plus que nous-mêmes, parce qu’elle nous confie à Dieu. C’est l’idée chrétienne qu’il ne faut pas guérir de la souffrance humaine si, pour la guérir, il fallait faire taire ce cri que chacun de nous est. “Ou souffrir, ou mourir” dit Sainte Thérèse d’Avila : si ma faiblesse me confie à l’amour de Dieu et à celui de mon prochain, elle m’est un trésor. Ma faiblesse est comme ce manque inscrit en Adam afin qu’il ne demeure pas seul : une côte lui est enlevée, un creux est fait en l’homme pour que l’autre (en l’occurrence Eve) soit. Le glissement moderne dont vous parlez, et qui consiste à vouloir éliminer toute faiblesse, est donc le rejet d’un premier glissement, de ce renversement de perspective qui fait de la faiblesse de l’homme sa force, qui révèle cette faiblesse comme le lieu où Dieu peut se révéler comme le dit Saint Paul (2 Cor 12,9) : « Ma puissance se déploie dans ta faiblesse ».

Le véritable glissement, ce n’est donc pas notre époque qui le vit, puisqu’elle revient en quelque sorte à la façon antique, humaine, naturelle, de lire la souffrance. Le grand glissement, hors d’une façon seulement « mondaine » de voir les choses, est la façon chrétienne de lire la chair comme ce sur quoi viennent s’imprimer le mal et la caresse, la blessure et la joie, de telle sorte que toutes les tentatives pour se protéger de la souffrance (et je mettrai dans un même sac les thérapies du détachement et l’armure techno-scientifique) apparaissent comme des refus de s’incarner, des refus de la vie.

R&N : Contrôle des naissances (contraception, avortement, choix du sexe de l’enfant, ...), euthanasie, multiplication des assurances pour tout, recherche systématique d’un responsable extérieur en cas d’imprévu, ... Tout cela est-il le signe d’une volonté de l’homme de tout contrôler ?

Martin Steffens : Sans doute. Et le XXe siècle est la terrible histoire de cette volonté d’achever la Création, de la clore sur elle-même. Si vous me le permettez, j’aimerais citer une page de mon dernier essai, Rien que l’amour. Repères pour le martyre qui vient :

« Depuis son origine, le monde créé n’était viable qu’à faire perpétuellement l’aveu de son impossibilité, ou plutôt : de sa possibilité suspendue à Dieu, articulée à Dieu. Notre monde n’a bien vécu qu’en tant qu’il vivait sa finitude comme signe en lui de plus que lui : mais quand il a voulu s’achever, il s’est voué à la mort. Notre monde n’était viable que de savoir lire dans la blessure d’inachèvement (cette blessure qui destine l’homme à son prochain et la vie à la mort), la trace en creux de Dieu au cœur de Sa Création, comme un vide qu’Il a laissé pour que nous Le cherchions ».

Une traduction du texte hébreu donne, pour « l’arbre de la science du Bien et du Mal », l’arbre de la connaissance de l’achevé et de l’inachevé. Le péché, qui de tout temps pèse mais n’a trouvé sa pleine effectivité qu’avec la convergence récente des puissances de la science, de l’État et de la technique, le grand péché, c’est de fermer la question de l’homme, de croire qu’une vie humaine, ça se « gère ». C’est de colmater la brèche que nous sommes.

R&N : Vous insistez sur la “volonté d’achever la Création”. Je n’y avais effectivement pas songé, mais cela est fort juste. Je pensais plutôt au fait que pour la société moderne, qui ne veut plus d’imprévu, tout doit y être programmé (il suffit de voir la peur panique de manquer son train chez nos contemporains). Certaines personnes planifient plus leurs vies qu’elles ne la vivent. Pensez-vous que cet aspect relève identiquement de la volonté d’achever la Création ou les raisons en sont-elles différentes ?

Martin Steffens : Je crois que c’est la face obscure du désir de clore la création sur elle-même. Je m’explique : l’homme veut s’achever parce qu’il ne croit plus qu’il est destiné à Dieu, il ne se reçoit plus de Dieu. Pour se totaliser, il lui a fallu donc d’abord exclure Dieu. C’est là la part exaltée du projet de totalisation de l’homme par l’homme, la part active de son auto-achèvement. Mais ce grand projet (catastrophique et tellement coûteux en vies humaines) a son revers : si Dieu n’est plus, si je l’exclus de ma vie, alors tout dépend de moi. Tout repose sur moi. Je suis mon propre emploi du temps. Je ne brûle pas de connaître Dieu, dans et par l’amour de mon prochain, dans et par cette prière où je me reçois de Lui, non, je m’auto-consume dans un activisme qui n’a d’autre fin que de me prouver à moi-même que j’existe bel et bien. Angoisse et suractivité vont de pair. Et c’est finalement le burn-out.

Il y a dans le dernier roman de Houellebecq (Soumission) une scène fameuse : François, le personnage principal du livre, se rend à Ligugé pour “tenter la grâce”, pourrions-nous dire, en tout cas pour se convertir au catholicisme de son enfance. Manque de chance, le détecteur-incendie de sa cellule l’empêche de se recueillir, de prier : le petit point rouge qui indique que nous sommes en sécurité, parce que les normes incendie ont été respectées, s’est comme substitué à la flamme rougeoyante symbolisant la présence de Dieu dans le lieu sacré. Ce que je lis ainsi : puisque nous n’osons plus la confiance en Dieu, puisque nous ne voulons plus remettre notre vie à un Dieu personnel, nous aurons désormais le monde sécurisé des hommes, ce monde où l’on meurt de s’être mis en sécurité, ce monde où toute une civilisation meurt de n’avoir des enfants que si la conjecture économique est bonne...

R&N : L’une des caractéristiques notables de cette nouvelle attitude est cette recherche de l’immédiateté. Qu’est ce qui pousse la modernité à ne plus savoir attendre ?

Martin Steffens : Attendre… C’est là le drame de tout homme. Qui sait attendre ? Le malheur de l’homme est de ne pas savoir demeurer une heure en repos dans une chambre, disait Pascal. L’attente est par essence désagréable, parce qu’elle est un être paradoxal, voire contradictoire : elle est un mouvement immobile, une tension contrariée. Quand j’attends le bus, je tends vers son arrivée, mais sans pouvoir aller vers lui, sans quoi il me passerait sous le nez. L’attente, c’est « la salle des pas perdus » où l’on trépigne, l’être tout entier tendu vers cela même qu’on ne peut que laisser venir à soi. Là encore, l’attente est et sera toujours une épreuve, le signe de notre finitude. Mais à nous, qui ne cultivons plus la terre (je crois que c’est aussi bête que cela), cette épreuve est devenu un supplice, une impossibilité. Tant qu’on cultivait la terre, on savait, comme l’a rappelé Bergson en philosophie, comme le proclamaient déjà les Pères de l’Église (qui pour cette raison interdisaient l’usure, car c’est vendre du temps). On savait que le temps, c’est de la vie. Le temps laissé à la terre pour rendre son fruit, c’est de la vie qui, lentement, se déploie, chaque espèce selon son ordre et son temps propre, chaque arbre selon sa saison. La meilleure preuve que le temps est de la vie est dans l’expression : « laisser le temps au temps », qui signifie, par exemple après une épreuve douloureuse : laisser à la vie le temps de se refaire, de se redéployer.

Or on croit aujourd’hui que plus le temps s’efface, plus il y a de vie. Voyez le slogan pour le TGV, il y a quelques années : «  Plus de vie dans votre vie ». Ce n’est pas sûr… On croit faire plaisir aux enfants en les privant de toute attente : on ne les prive que de la vie.

R&N : Pouvez-vous nous dire si ces enjeux éthiques reçoivent une attention suffisante de la part du milieu universitaire français ?

Martin Steffens : Je n’en sais rien. Je ne suis pas assez lié à ce milieu. Professeur de philosophie en khâgne, je travaille dans un lycée public, et je regrette bien sûr que ces enjeux y soient principalement traités (s’ils le sont) dans les termes de problèmes à résoudre ou de pièges à éviter (SIDA, grossesse, etc.), quand il faudrait raconter aux plus jeunes que la vie est, non un problème à résoudre, ni un piège à éviter, mais un beau risque à prendre et un mystère, à la fois joyeux et douloureux, à habiter. Et qu’il y faut pour cela du courage et de l’amour, de la prudence, certes, mais aussi la folie de l’engagement et l’espérance. Ce défi d’une vie d’adulte à conquérir sur soi requiert non pas la frilosité éthique de ceux qui veulent jouir longtemps dans une vie confortable, mais la virilité joyeuse de ceux qui savent qu’il leur faudra aimer la vie, d’autant plus que toute vie connaît l’épreuve. Les sujets bioéthiques ne sont traités avec justesse qu’en une approche globale, qui engage à la fois l’éthique et la vie (bios).

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