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Pour nous autres Français, l’affaire est assez simple : 1916 rime avec Verdun. Nul n’ignore le terrible nom, symbole de la résistance nationale et de l’héroïsme des Poilus. Nonobstant les débats récurrents sur les « fusillés pour l’exemple », la mémoire française de 14-18 est largement apaisée.
En Irlande, le souvenir de cette année tragique fut longtemps marqué par de vifs antagonismes.
En Éire, l’appareil d’État et le monde associatif sont mobilisés depuis longtemps pour saluer le sacrifice des nationalistes de 1916. C’est que l’indépendance de la République d’Irlande doit beaucoup au soulèvement, déclenché le lundi 24 avril par les Irish Volunteers.
Dominée par sa voisine anglaise depuis sept siècles [1], intégrée au Royaume-Uni depuis 1801, l’Irlande n’était pas prête à se soulever. Du moins, pas à ce moment là : l’Europe était en pleine guerre, et des Irlandais de tous bords avaient revêtu l’uniforme britannique et se battaient dans les tranchées continentales. Dans un tel contexte, l’insurrection nationaliste de Pâques 1916 n’était que folie et carnaval aux yeux du Dublinois moyen... Les précédents soulèvements, à la fin du XVIIIe siècle et au cours du XIXe siècle, avaient tous fini piteusement.
Le contexte de l’insurrection de Pâques ne se limite pas à la Grande Guerre. Depuis la fin du XIXe siècle, fleurit un renouveau culturel et identitaire vigoureux en Irlande : c’est le Gaelic revival, la renaissance gaélique.
Le combat culturel précédait là le combat politique. À l’aube du XXe siècle, ce dernier était dominé non par la question de l’indépendance, mais par celle de l’autonomie. Le puissant Irish Parliamentary Party, fondé en 1882 par le catholique Charles Parnell, réclamait un statut d’autonomie, le Home Rule. En 1912, Londres cédait à leurs revendications ; au grand dam des Protestants du Nord, lesquels craignaient là un délitement des liens entre l’Irlande et la Couronne. Exigé de longue date par la majorité des Irlandais, le Home Rule ne vit son application reportée qu’en raison des nuages de la guerre…
Combien, donc, paraissait incongrue l’insurrection nationaliste décidée par Patrick Pearse et ses hommes, ce lundi de Pâques 1916 ! Nationalistes farouchement attachés à l’idée d’un République irlandaise indépendante, ils avaient décidé de s’emparer de lieux stratégiques de la capitale ; le plus emblématique étant la Grand Poste dublinoise, pompeux édifice bâti dans le style hellénique qu’affectionnaient les Anglais de l’ère victorienne.
En uniforme vert et chapeau de boer, arme à la hanche, comme à la parade, les Irish Volunteers exécutèrent leur plan. Moment d’éternité : Patrick Pearse lut la Proclamation de la République irlandaise, tandis que le tricolore irlandais et le drapeau vert à la harpe d’or flottaient sur la Grand Poste. Ils tinrent six jours, puis c’en fut fini. L’Armée britannique, immeuble par immeuble, délogea les impudents Fenians [2]. La Poste tomba.
En pleine guerre européenne, la population civile n’avait pas suivi les rebelles nationalistes. Selon toute apparence, il s’agissait d’un échec de plus dans la longue litanie des soulèvements ratés qui jalonnent l’Histoire irlandaise. Mais ce n’était qu’une apparence.
Arrêtés, de nombreux meneurs nationalistes furent exécutés. Du fond de la sordide prison de Kilmainham, les salves retentissaient les unes après les autres. On allât jusqu’à fusiller James Connolly sur sa chaise, le syndicaliste irlandais ayant été grièvement blessé durant l’assaut. Leurs corps, loin d’être rendus aux familles, furent ensevelis sous de la chaux vive. La réprobation fut générale, et l’Histoire était en marche. Cette répression brutale fut une incroyable erreur de la part des Britanniques, qui réveillèrent ainsi la conscience du peuple irlandais. Londres aurait voulu mener l’île aux armes, elle ne s’y serait pas prise autrement. Plus que la Proclamation de la République, c’est donc le sacrifice, le martyre des nationalistes qui fut décisif [3].
Le vent tournait. Dans les ruines de Dublin dévastée par l’artillerie britannique, les civils pouvaient s’interroger. Un mois auparavant, le héros, c’était le paysan parti se battre dans les tranchées pour la liberté de la Belgique. Désormais, une vague de sympathie submergeait les cadavres des nationalistes exécutés. Les Fenians étaient devenus des martyrs. Dans les commerces et les foyers, les portraits des nationalistes exécutés furent exposés, tandis que certains prêtres catholiques n’hésitaient pas à adresser à Saint Patrick Pearse des prières d’intercession [4].
Trois and plus tard, la guerre faisait rage entre l’Armée républicaine irlandaise et les Britanniques ; une sale guerre où l’héroïsme côtoyait quotidiennement le meurtre et la trahison. De ce conflit sans merci, il reste des pages dignes des plus grandes épopées et des meilleurs romans policiers, depuis les exploits des colonnes volantes de Tom Barry face aux Black and Tans dans le comté de Cork, jusqu’aux courses-poursuites des hommes de main de Michael Collins en plein Dublin.
En décembre 1921, Londres, éreintée et convaincue de la puissance - fictive ! - des rebelles, commençait à trouver le temps long, et s’inquiétait de voir sa réputation salie par les excès des troupes de Sa Majesté. On s’enlisait : il fallait négocier avec les nationalistes.
L’auto-proclamée République d’Irlande, dirigée par Eamon de Valera, envoya à Londres deux émissaires fidèles, Arthur Griffith (fondateur du parti nationaliste Sinn Féin) et Michael Collins, le héros militaire, le cerveau des coups de main. Face à eux, des cadors de l’Empire, Churchill et Lloyd George pour ne citer qu’eux.
Toute négociation accouche d’un compromis. Pierre Joannon, dans son maître-ouvrage consacré à la vie de Collins, juge avec raison qu’il ne s’agissait pas d’un « mauvais traité » [5]. Un État libre d’Irlande (Saorstát Éireann), autonome au sein du Commonwealth et couvrant toute l’île à l’exception des six comtés du nord, voyait le jour ; non sans susciter l’amertume de certains nationalistes irlandais. Après une dure guerre civile entre anciens compagnons d’armes, l’Irlande évolua progressivement vers une forme républicaine et rompit un par un les liens avec le Commonwealth, à travers la nouvelle Constitution de 1937. Cette dernière, placée sous les auspices de la Très Sainte Trinité et rédigée de main de maître par Eamon De Valera, chef de file des anti-traité, désormais chef du gouvernement (Taoseach) et futur président de la République. L’indépendance absolue (sans les six comtés du nord, bien entendu) fut formellement consacrée en 1949 et la République d’Irlande proclamée.
On comprend, dès lors, que l’Éire tienne à célébrer avec faste l’insurrection de 1916, point de départ d’une lutte armée qui allait mener à l’indépendance. Le soulèvement de Pâques, depuis les débuts de l’État libre puis sous la République, s’est naturellement imposé comme le « mythe fondateur ». L’anniversaire de la prise du « GPO » est fondamentale dans la culture politique irlandaise, cet évènement faisant plus consensus que les années de la guerre civile (1922-1923), lesquelles constituent toujours une blessure dans la mémoire collective irlandaise.
Le centenaire du soulèvement ne dérogera pas à la règle. À Dublin, l’insurrection sera commémorée non pas le 24 avril, mais un mois plus tôt, le lundi de Pâques. Au terme des parades militaires et des réjouissances populaires, viendra le temps pour les citoyens de s’interroger sur l’héritage des héros de 1916.
Dans une Irlande européenne, en voie de déchristianisation et progressivement submergée par la post-modernité, le sacrifice de Patrick Pearse a-t-il encore un sens ?
Evidemment, il serait artificiel de vouloir calquer les hauts faits de la Grand Poste sur la réalité de l’Irlande de 2016 ; de même que nous serons bien en peine, en empruntant le métro parisien, de croiser un émule des chasseurs de Driant, héros du Bois des Caures en février 1916.
Mais si l’on ne peut ressusciter tel quel le passé, cela ne l’empêche pas de questionner le présent, et surtout l’avenir.
Un an après l’approbation par référendum du mariage gay, les citoyens de la République irlandaise seraient bien inspirés de relire avec honnêteté la Proclamation de 1916 ainsi que le texte original de la Constitution républicaine - et conservatrice de 1937 - même si De Valera est mort et enterré depuis bien longtemps. Ils y admireraient le sens véritable du sacrifice de leurs aïeux : la lutte pour une Irlande souveraine, libre d’exalter son génie national, fidèle à ses racines historiques, culturelles et spirituelles.
Le Gouvernement Provisoire de la République d’Irlande
Au Peuple d’Irlande
« Irlandais et Irlandaises : Au nom de Dieu et des générations disparues desquelles elle a reçu ses vieilles traditions nationales, l’Irlande, à travers nous, appelle ses enfants à rallier son étendard et à frapper pour sa libération.
Après avoir organisé et entraîné ses hommes dans son organisation révolutionnaire secrète, la Fraternité Républicaine Irlandaise, et ses organisations armées, les Volontaires d’Irlande et l’Armée des Citoyens Irlandais, après avoir patiemment perfectionné sa discipline, et attendu résolument le moment opportun pour se révéler, elle saisit l’instant où, soutenue par ses enfants exilés en Amérique et ses courageux alliés en Europe, mais comptant avant tout sur ses propres forces, elle frappe avec la certitude de vaincre.
Nous proclamons le droit du peuple d’Irlande à la propriété de l’Irlande et au contrôle sans entraves de sa destinée, son droit à être souverain et indivisible. La longue usurpation de ce droit par un peuple et un gouvernement étranger n’a pas supprimé ce droit, car il ne peut disparaître que par la destruction du peuple irlandais.
À chaque génération, les Irlandais ont affirmé leur droit à la liberté et à la souveraineté nationale ; six fois durant les trois derniers siècles ils l’ont affirmé par les armes. En nous appuyant sur ce droit fondamental et en l’affirmant de nouveau par les armes à la face du monde, nous proclamons la République d’Irlande, Etat souverain et indépendant, et nous engageons nos vies et celles de nos compagnons d’armes à la cause de sa liberté, de son bien-être, et de sa fierté parmi les nations.
La République d’Irlande est en droit d’attendre et requiert l’allégeance de tous les Irlandais et Irlandaises. La République garantit la liberté civile et religieuse, des droits égaux et l’égalité des chances pour tous ses citoyens et déclare être résolue à rechercher le bonheur et la prospérité de la nation entière et de toutes ses composantes, avec une égale sollicitude pour tous les enfants de la nation, oublieuse des différences soigneusement entretenues par un gouvernement étranger qui a séparé dans le passé une minorité de la majorité.
Avant que nos armes ne trouvent le moment opportun pour établir un Gouvernement National permanent, représentatif de tous les Irlandais et élu par tous ses hommes et femmes, le Gouvernement Provisoire, désormais constitué, administrera les affaires civiles et militaires de la République pour le compte du peuple.
Nous plaçons la cause de la République d’Irlande sous la protection de Dieu le Très-Haut, dont nous invoquons la bénédiction sur nos armes, et nous prions pour qu’aucun de ceux qui servent cette cause ne la déshonore par couardise, inhumanité ou rapine. En cette heure suprême, la nation irlandaise doit, par sa valeur, sa discipline, et par la disposition de ses enfants au sacrifice pour le bien commun, prouver qu’elle est digne de l’auguste destinée à laquelle elle est appelée. »
Signé au nom du Gouvernement Provisoire :
THOMAS J. CLARKE
SEAN McDIARMADA
P. H. PEARSE
JAMES CONNOLLY
THOMAS McDONAGH
EAMONN CEANNT
JOSEPH PLUNKETT
[1] L’invasion anglo-normande de l’Irlande débute au XIIe siècle. La situation se dégrade véritablement à partir de la Réforme anglicane de 1536, sous Henri VIII. A partir du XVIIe siècle, la Couronne favorisera l’établissement des « Plantations », notamment en Ulster : des protestants anglo-écossais s’installeront en colons, au détriment de la masse autochtone demeurée fidèle au catholicisme. L’union politique entre les deux îles est alors une union personnelle des couronnes. L’ère cromwellienne sera marquée par des massacres (siège de Drogheda) et sera suivie par les guerres williamites, lesquelles se soldèrent par la victoire du protestant Guillaume d’Orange sur le catholique Jacques II. Après la victoire orangiste de la Boyne (12 juillet 1690), et en violation du Traité de Limerick (3 octobre 1691), l’Angleterre impose des lois pénales anti-catholiques : interdiction sera faite aux « papistes », demeurés largement majoritaires en Irlande, de circuler librement, de détenir des postes officiels dans la fonction publique ou encore d’acquérir des terres. Après la rébellion manquée de 1798, l’union entre l’Irlande et la Grande-Bretagne est formalisée par l’Acte d’Union (1801). Pour de plus amples développements, consulter le meilleur ouvrage paru en français sur l’histoire de l’île des origines à nos jours : Pierre Joannon, Histoire de l’Irlande et des Irlandais, Librairie académique Perrin, Paris, 2005, 688 p.
[2] Fenian est un terme générique, d’origine gaélique, qui fut utilisé à partir du XIXe siècle pour désigner les nationalistes irlandais
[3] Le déroulement du soulèvement de Pâques est exposé dans un récent ouvrage de Philippe Maxence : Irlande 1916, le printemps d’une insurrection, Paris, 2015, Via Romana, 200 p.
[4] Alexandra Slaby, Histoire de l’Irlande, 2016, Paris, Taillandier, p. 80. Il s’agit ici d’une illustration extrême du processus de sanctification des martyrs, qui continua pendant une bonne partie du XXe siècle ; Pourtant, en 1916, respectueuse de l’autorité établie, la hiérarchie catholique en irlandaise avait condamné l’insurrection ; excepté Mgr William Walsh, archevêque de Dublin. Quant au clergé catholique ordinaire, il se rallia massivement à la cause nationaliste du Sinn Féin (A. Slaby, Histoire de l’Histoire, Op. Cit.)
[5] Pierre Joannon, Michael Collins : une biographie (avec une préface de Michel Déon), La Table ronde, Paris, 1997, 297 p.
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