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Certains ouvrages ont cela de frappant qu’ils provoquent en leurs lecteurs deux sentiments simultanés et contradictoires. D’un coté le lecteur ne peut qu’être frappé par la justesse et l’actualité de ces analyses qui ont pourtant déjà 80 ans. De l’autre, il se prend à désespérer de voir que rien n’a changé, que les problèmes se posent toujours dans les mêmes termes et que la situation des catholiques en France semble même avoir empiré.
Paru en 1934, il aura fallu attendre 2013 pour que cet ouvrage d’Étienne Gilson [1] soit réédité. « Laïcité ou laïcisme, société relativiste, situation inconfortable des catholiques dans leur propre culture, mission d’évangélisation de la France, place des humanités, timidité de l’École catholique, nécessité pour les catholiques d’exceller pour obtenir la simple justice... Au-delà des circonstances, ces problèmes n’ont pas pris une ride » [2].
L’ouvrage peut se diviser en trois grandes parties : la première, consacrée à l’état des lieux de la France, décrit un État païen duquel les catholiques n’ont que peu à attendre pour les aider à refaire de la France une nation catholique. La deuxième peut se comprendre comme une réponse à certains principes de l’Action Française dans lesquels Gilson ne se reconnait pas. La troisième, qui est aussi la plus longue, s’attaque à ce qu’Étienne Gilson perçoit comme le cœur du problème : l’enseignement catholique.
Pour certains, et Gilson n’en fait pas partie, la France reste une nation chrétienne qui s’ignore et la foi qui sommeille n’attendrait qu’une occasion pour revivre. Pour d’autres, et Gilson s’y inclut, le mal est jugé plus profond et plus grave, la déchristianisation beaucoup plus avancée. De là une conclusion radicale : la France est un pays de mission. Que faire ? Rien, sinon recommencer.
La mise en garde contre l’État païen est principalement orientée contre le danger communiste et antireligieux. Gilson évoque une « philosophie sans métaphysique, remplacée par une sorte de positivisme scientiste ». « Ce vide en appelle un autre. Dans un État qui n’a plus de religion et qui s’avère incapable de lui substituer un système de principes destinés à remplir sa place, ce n’est pas seulement l’enseignement de la philosophie qui devient sans objet, c’est celui de la morale. Et s’il ne suffit pas d’enseigner la morale pour qu’elle se pratique, il est impossible qu’elle se pratique si personne ne l’enseigne » [3].
De là sa description d’un État sans morale. Si le communisme a bien disparu, le problème posé persiste et est tout aussi actuel : d’un coté l’esprit nihiliste demeure, et de l’autre, l’islam se développe en France, posant de manière claire le fait que ce vide sera comblé par des idéologies, si les chrétiens ne font rien. L’importance de la foi catholique et de la philosophie chrétienne est fondamentale. Car seule, la foi catholique nous empêche de devenir les esclaves de la Classe, de la Race, de la Nation (ou de l’Amour, de la Tolérance, ou du Progrès rajouterais probablement Gilson désormais...)
Suite, une défense du latin et du grec « car l’humanisme ne peut vivre sans les humanités, parce que le grec et le latin sont la langue de ceux qui l’ont inventé ». Défense combien actuelle alors que l’enseignement du latin et du grec est actuellement menacé par la réforme collège. Car cet enseignement est essentiel. « Il s’agit ici de tout autre chose que d’une querelle pédagogique. Les humanités sont, dans notre histoire, un facteur intellectuel et moral constant, le seul qui ait jamais été commun aux catholiques, aux protestants, aux juifs et aux incroyants » [4].
On retrouve une analyse similaire dans Moralement Correct, où Jean Sevillia note qu’au début du siècle, la morale de l’instituteur ressemblait à celle du curé. Ce qui n’est désormais plus le cas depuis plusieurs décennies. Présentant ce que cette absence de morale allait provoquer, Gilson mettant en garde contre le risque d’idéalisation d’une perfection antérieure d’une période chrétienne, rappelle que le désordre moral a toujours eu court, mais que, et là est le changement fondamental, il était autrefois considéré comme un désordre.
Il serait en effet facile mais dangereux d’idéaliser ce passé chrétien. « Il serait facile de la vivre [la Foi], si les chrétiens se trouvaient dans une société docile aux leçons de l’Église et sensible aux mouvements de la grâce » [5]. Mais « ce n’est pas ce qu’elle fait, et nos réflexions doivent en tenir compte. Un catholique n’a donc généralement pas à se demander ce que l’État devrait être pour être un État chrétien, car la plupart des États ne veulent pas être chrétiens » [6].
Le Catholiques d’abord, titre de la deuxième partie, est une réponse à peine voilée au politique d’abord de Maurras.
Gilson visait, peu avant, le communisme et, se demandant comment agir, il précise qu’il ne s’agit nullement « que les catholiques aspirent, ou qu’ils doivent aspirer, à former un État dans l’État. En tant que catholiques, ils ne forment ni ne peuvent former aucun État : ils sont une Église. Le lien qui les unis, par sa nature spirituelle et religieuse, leur fait bien un devoir de former entre eux les sociétés de naturelle temporelle requises pour leur plein développement de leur vie spirituelle, mais il leur interdit de se transformer, en tant que catholiques, en une société temporelle qui supplanterait la nation ou l’État » [7].
De même Gilson s’élève contre certaines erreurs de la droite catholique d’alors. Vouloir rétablir le catholicisme en chargeant l’État de le faire est une erreur. A la fois parce que le risque est grand d’en faire un catholicisme “entré dans les mœurs”, simplement extérieur, qui ne serait finalement qu’un vernis identitaire ou culturel mais non vécu spirituellement. Ce verni seul ne peut suffire. Et cette profondeur spirituelle, l’État ne peut s’en charger. Gilson insiste : « il est nécessaire aussi de leur répéter qu’ils ne résoudront jamais un problème religieux en résolvant un problème politique. Tant qu’ils se tiennent sur le terrain de l’intérêt national, et ils ont, comme Français, le devoir de s’y placer, leur triomphe peut être celui de leur pays, mais il ne peut être celui de l’Église » [8].
Comme le note dans la préface le Fr. Thierry-Dominique Humbrecht o.p., Gilson n’appelle en effet pas à la résurrection de la chrétienté médiévale telle qu’elle a pu exister mais à la création d’une chrétienté nouvelle.
Comment agir alors ? Pour aider la France, il faut d’abord être catholique, intégralement catholique. Et tout d’abord - Gilson s’en excuse - il faut aborder la question triviale du financement du culte, de l’entretien des églises et des prêtres qui en ont la charge spirituelle et administrative à laquelle il appelle les catholiques à participer plus largement. « Est-ce payer trop cher la rechristianisation de la France ? Je ne le crois pas » répond Gilson [9]. Une suggestion qui décevra sans doute les amateurs de plans grandioses.
« Tant que l’État français ne s’est flatté que d’avoir une Instruction publique, il n’a dit que la vérité ; depuis qu’il prétend avoir un ministère de l’Éducation nationale, il ment » [10].
La troisième partie, divisée en deux chapitres s’attaque au “problème scolaire” et donne à entendre un plaidoyer “pour une école catholique”. Le problème scolaire est en effet le plus important après celui du culte, car l’enseignement public n’est pas a-religieux mais anti-religieux. Ces enseignants antichrétiens réussissent à vider les églises en une génération. On sous-estime parfois l’impact de l’enseignement donné aux enfants sur leurs parents. Il suffit de voir actuellement des parents faire de même le chemin inverse, retournant à l’Église et à la foi catholique après avoir mis leurs enfants dans des écoles chrétiennes.
La question de l’enseignement est fondamentale. Et ce n’est pas l’état qui nous donnera d’école chrétienne, au contraire. De là que c’est à nous de le faire.
Gilson souligne la nécessité de l’enseignement de l’Écriture Sainte, de la Théologie, du Droit Canon, de la philosophie chrétienne, ... Enseignement nécessaire car « le catholicisme tout entier repose sur ces deux piliers : l’ordre sacramentel, par lequel le chrétien participe à la vie de la grâce, et la doctrine de l’Église, par laquelle il participe à la vérité » [11]. L’état, en effet « n’a rien à voir en ces matières ; nous n’avons rien à lui demander et il n’a rien à nous donner » [12].
Mais au delà de cet enseignement religieux, qui ne se déploie peut-être pleinement que dans certaines filières de l’enseignement supérieur, faut-il donc des collèges et des lycées catholiques ? Le problème du coût financier de telles écoles, celui d’une sorte de double imposition s’y posait déjà. Pourquoi alors consentir à de tels sacrifices ? Pourquoi donner un tel enseignement catholique, l’enseignement laïc n’est il pas déjà suffisant ?
S’il nous faut noter que l’inversion et la destruction systématique des valeurs n’avait alors pas cours, le caractère antireligieux de la république se faisait alors pleinement sentir. Il faudra certes aux établissements catholiques tenir compte des programmes officiels, ne serais-ce que pour y préparer les élèves, mais il faudra les dépasser, leur donner pleinement une forme chrétienne.
L’exemple qu’il en donne est celui de l’enseignement de la philosophie : quel en est le programme ? Quels en sont les auteurs étudiés ? Observe-t-on (à l’époque comme aujourd’hui) une absence totale de toute étude de la philosophie catholique, comme si celle-ci n’existait tout simplement pas ?
Il nous faut créer nos écoles, nos universités, nos diplômes. Et il nous faut le faire avec une grande exigence, condition à laquelle ces diplômes seront reconnus par eux-mêmes, pour le haut niveau qu’ils représenteront.
Ne serait-il pas plus simple de laisser tous ces professeurs catholiques devenir enseignants dans l’école publique ? Non répond Gilson. Car enfin, un enseignant catholique n’aura jamais la même latitude à dispenser un enseignement chrétien dans un établissement public qu’il n’en aura jamais dans l’enseignement catholique.
Est-ce à dire qu’il faut alors se désintéresser totalement de l’école républicaine et la laisser pleinement aux autres ? Cette erreur serait elle aussi dommageable. « Toute chaire occupée par un catholique est fermée à un athée ou à un communiste, c’est un instrument de propagande que nous leur enlevons » [13].
Se pose ensuite le problème de l’indépendance de cet enseignement chrétien. Jusqu’à quel point ? Faut-il s’arrêter à un enseignement sous contrat tel qu’il existe actuellement (nous aurions plutôt tendance à y voir une reprise en main par l’État) ? « Tout dépend, en effet, des exigences que l’on peut avoir en matière de liberté. Si l’on estime libre un enseignement qui n’a même pas la liberté d’établir son programme ; si l’on considère comme suffisamment catholique un enseignement donné par des catholiques sur des matières choisies et groupées par des hommes qui ne le sont pas, nous avons en effet un enseignement parfaitement catholique et que M. l’Inspecteur peut tranquillement inspecter » [14].
Et Gilson pose la question de la liberté et du prix de cette liberté (un financement indépendant, qui ne devrait rien à l’État). Il nous faut nous affranchir de César, ne pas faire dépendre l’enseignement de Dieu des contraintes de César.
Répondant à ceux qui se méfiaient alors de l’internationalisme (réponse qui pourrait de manière identique être faite à propos de la montée du communautarisme à notre époque) il faudra conclure sur cette longue citation : « la France ne court aucun risque à abriter dans son sein des hommes qui, la servant de toutes leurs forces, se considèrent en outre comme citoyens d’une autre patrie ; Ce qui met en danger l’indépendance et la souveraineté temporelle des nations, ce sont les internationales qui les minent ; que ce soit celle des banques ou celle des classes, il s’agit toujours de sociétés temporelles, installées au cœur des autres, qui vivent à leurs dépens et n’hésitent jamais, si c’est leur intérêt, à se dresser contre elles. Il en est tout autrement de l’Église catholique, qui n’est ni nationale, ni internationale, mais en dehors et au dessus de l’ordre de la nation. Un catholique français n’a pas d’autre patrie terrestre que la France, il ne lui appartient pas moins complètement que ses autres compatriotes, il est prêt pour elle aux mêmes dévouements et aux mêmes sacrifices, mais il relève en même temps d’un autre ordre, celui de l’Église. L’Église ne gêne donc l’État que dans la mesure où l’État usurpe les fonctions de l’Église, que l’État se contente des siennes, il n’aura jamais à se plaindre de rien » [15].
[1] Étienne Gilson (1884-1978) fut professeur à la Sorbonne, à l’École Pratique des Hautes Études, à Harvard, à Toronto, puis au Collège de France. Élu à l’Académie Française en 1946, il est l’auteur d’une œuvre qui fait toujours autorité et qui a notamment renouvelé l’étude de la métaphysique de saint Thomas. Il apparait comme l’une des grandes figures françaises de l’histoire de la philosophie médiévale, de la philosophie chrétienne et du thomisme du XXe siècle
[2] Extrait de la quatrième de couverture
[3] p.51-52.
[4] p.78.
[5] p.25.
[6] p.26.
[7] p.28-29.
[8] p.62.
[9] p.101.
[10] p.55.
[11] p.138-139.
[12] p.139.
[13] p.153.
[14] p.168-169.
[15] p.165.
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