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[EX LIBRIS] Gwenaële Robert : Le dernier bain

Lorsque le poing énorme de la Révolution Française écrase la fourmilière parisienne, un homme, le corps couvert de plaies purulentes, étudie avec minutie, malgré la douleur qui le ronge, les lettres de délation de Citoyens plus républicains que le Comité de Salut Public. Cet homme, c’est Marat(1743-1793). Gwenaële Robert nous invite, à travers le destin croisé de plusieurs personnages,comme Jane la jeune aristocrate anglaise, Théodose l’ancien moine défroqué, la lavandière Marthe Brisseau, ou encore la célèbre Charlotte Corday, à découvrir cette figure finalement mal connue de la Révolution.

Dès le prologue, l’auteur accentue le caractère burlesque du monstre Marat. C’est par cette esthétique du décalage que l’écrivaine exhibe une créature ridicule ayant droit de vie ou de mort sur la foule parisienne, comme en témoigne cette comparaison savoureuse : « J’imagine Marat descendre dans sa baignoire comme on descend dans son tombeau, les pieds devant [1] ». L’instant de la mort et la tension dramatique sont très vite contrebalancés par la baignoire dont l’auteur précise d’emblée que celle-ci ressemble moins à un sarcophage qu’à « la prothèse orthopédique d’un monstre estropié [2] ». En fond, ce terrible grotesque rend compte égalementdes exactions sanguinaires, des assassinats, des crimes commis durant cette période de troubles, où un mauvais regard faisait sentir un vent mauvais sur la nuque, où l’arbitraire sanglant avait quelque chose de sinistrement ridicule.

Un point d’honneur est mis dans cet ouvrage à restituerles années terribles que subit la France au moment de la Révolution – ecclésiastiques assassinés, contre-révolutionnaires vendéens massacrés,foule citoyenne aux babines pleines de sang– en un mot,l’hystérie révolutionnaire. Les divers personnages que l’on suit au cours du récit sont d’ailleurs marqués au plus profond d’eux-mêmes par « l’histoire avec sa grande hache [3] » ; l’auteur est attaché à montrer les souffrances, les pleurs et les déchirements des partisans de l’Ancien Régime. Le morceau de bravoure que constitue le récit de l’enlèvement du Dauphin à sa mère exploite la veine du tragique propre à l’histoire, présent aussi dans le récit que fait Chateaubriand de l’assassinat du Duc d’Enghien à l’instigation de Napoléon Bonaparte.

Pourtant, réduire ce roman à une simple dénonciation de l’histoire pour un lectorat sourcilleux serait une faute grave. C’est dans sa forme littéraire et dans son rythme que la fiction de Gwenaële Robert est un grand livre. Le lecteur,dès les premiers moments du récit,est au centre de l’agitation parisienne, les Citoyens se croisent, se bousculent,se haranguent sur le pavé. On entend le brouhaha, les cris, les vociférations. Le Paris de la Révolution est en partie celui du bruit. Les personnages se rencontrent dans une sorte de ronde incessante,qui donne un certain dynamisme à l’action. Parfois par un regard ou une simple rencontre, le transfert du point de vue narratif d’un personnage à l’autre semble précipiter le destin funeste de Marat. Au chapitre 3, Théodose est au centre de l’action comme logographe des délations citoyennes ; lorsqu’il écrit la déposition de Marthe la lavandière, les deux protagonistes se séparent et c’est désormais Marthe que suit le lecteur [4]. Cette subtilité provoque une sensation de continuité dans la fiction et crée une atmosphère bouillonnante. De nombreux procédés rhétoriques soutiennent cette cadence infernale, comme la gradation ascendante qui,en trois mots juxtaposés, mime la rapidité du couperet révolutionnaire : « Cachot, Charrette, guillotine : le chemin est long jusqu’à la mort [5] ». La gradation marque l’imminence et l’arbitraire des exécutions alors que l’autre moitié de la phrase insiste paradoxalement sur la longueur du trépas. L’alternance de chapitres brefs et de chapitres plus développés participe enfin à la création d’un univers historique haletant, de même qu’au début de ces chapitres, des indications temporelles plus ou moins précises viennent resserrer le cadre narratif jusqu’à la mort de « l’Ami du peuple ». Ce roman historique est un cocktail détonant, à la fois par l’entrelacement des intrigues, la multiplicité des personnage set par l’implosion provoquée par un cadre restreint et une ambiance particulière. Ainsi se dévoile un subtil va-et-vient entre l’unité du lieu et du temps et l’éclatement des intrigues, même si celles-ci se rejoignent à la fin du roman.

On l’aura compris, ce roman possède deux grandes qualités, l’une historique et l’autre littéraire : le tableau historique centré autour de Marat, et la finesse littéraire dans le rendu d’une époque complexe. Il y aurait encore beaucoup de choses à dire sur le talent certain de Gwenaële Robert dans l’intelligence de la composition de son livre et de son écriture. Le plus difficile résidera sûrement dans l’attente de son prochain roman !

Eugène Vigo

[1Gwenaële Robert, Le Dernier Bain, Éditions Robert Laffont, Collection Les Passe-murailles, 2018, p.14

[2Op.{}cit.pp.13-14

[3Georges Perec, W ou le souvenir d’enfance, Gallimard, 1975

[4Op. cit.pp.41-52

[5Op.{}cit.p.36

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