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Les édits de Milan et de Thessalonique, promulgués par Constantin et Licinius en 317 pour le premier, par Théodose Ier en 380 pour le second, qui accordent d’abord la liberté de culte aux chrétiens puis qui fait de la religion de Jésus-Christ la seule autorisée dans les limites de l’empire romain, obligent l’Église à ouvrir une nouvelle page de l’histoire de la sainteté. La troisième pour ainsi dire. D’abord il y avait eu le temps des Apôtres, ces hommes qui s’étaient mis à la suite de Jésus-Christ depuis le tout début de son ministère public, après le baptême dans le Jourdain, qui l’avaient accompagné jusqu’aux événements de la passion, qui avaient été les témoins privilégiés de sa résurrection pendant quarante jours, qui avaient assisté à son Ascension dans le ciel et qui étaient devenus les temples vivants de l’Esprit à la Pentecôte. Pour les premières communautés chrétiennes, il ne pouvait y avoir de meilleurs intermédiaires avec le Maître qui était désormais au ciel. A la mort du dernier apôtre, les temps apostoliques se clôturent. S’ouvre alors la seconde page de l’histoire de la sainteté, celle des martyrs. Faisant le don ultime de leur vie jusqu’à la mort pour la confession du nom de Jésus-Christ, les martyrs poussaient l’imitation du Maître jusqu’au bout. Ils se trouvent ainsi dans l’éternité juste à sa droite et, comme ils ont l’oreille du Maître, on peut raisonnablement penser qu’aucune intercession n’est plus efficace que la leur. Les premières communautés chrétiennes développent ainsi une grande dévotion à leur égard. Or la piété populaire a besoin d’entretenir un contact physique avec le sacré ; il faut une longue expérience de la vie spirituelle pour pouvoir se passer du visible dans son rapport à l’invisible. Si les martyrs jouent le rôle d’intercesseurs invisibles avec le Seigneur, ce sont les reliques qui servent d’intermédiaires visibles avec ces derniers. Dès qu’elles le peuvent, les communautés chrétiennes veillent à récupérer les dépouilles des martyrs et à les ensevelir dignement. Même si les basiliques ne sont pas encore construites (temps de persécution), le lieu d’ensevelissement des reliques du saint devient un lieu de dévotion pour les chrétiens de la communauté. Il ne s’agit ni d’idolâtrie ni de fétichisme. Que certains chrétiens de ces temps-ci aient prêté des pouvoirs magiques aux ossements conservés, très vraisemblablement ; que d’autres aient cru que leur prière serait plus efficace s’ils étaient plus près des restes matériels du saint, évidemment ; mais on ne peut en faire une généralité, ni même y voir la finalité de cette pratique. Le but de cette dévotion était avant tout de faire mémoire des mérites du saint dans la persécution qu’il endura, de le donner en exemple à suivre par l’égard accordé à ses reliques et de placer la communauté sous sa protection en la réunissant autour de sa dépouille.
Mais pour perdre sa vie pour le Christ, encore faut-il qu’on veuille bien nous la prendre. Il n’y a pas de martyr sans persécuteur. Or les édits de Milan et de Thessalonique mettaient un terme aux persécutions contre les chrétiens dans l’empire romain. Cela posait donc, paradoxalement, un problème : s’il n’y avait plus de martyr, pouvait-il encore y avoir de nouveaux saints ? En d’autres termes, peut-on encore ajouter des noms à la liste de tous ceux dont l’Église est sûre qu’ils sont au ciel ? Cette question est cruciale. Elle engage d’abord toute la vertu théologale d’espérance. Il est bon de savoir, dans notre incertitude quant au salut et dans nos combats spirituels, que chaque jour de nouvelles âmes saintes viennent grossir les rangs des citoyens du ciel. Que de nouvelles âmes ne cessent d’aller au ciel est bien la preuve que ses portes ne sont pas fermées et que l’on peut toujours espérer ! Mais la question des nouveaux saints est aussi tout bonnement cruciale pour la sanctification quotidienne et l’imitatio Christi. Être saint, ce n’est rien d’autre qu’imiter Jésus-Christ ;et l’imiter, c’était jusqu’alors tmonter avec lui au Calvaire par le martyr. Dès lors qu’il n’y a plus de martyr, comment perpétuer l’imitatio Christi ?
Une nouvelle figure de sainteté va donc se substituer à celle du martyr dans la dévotion populaire. C’est celle du moine [1] ou de l’ermite. Même s’il est courant de dater l’émergence de l’érémitisme chrétien du IIIe siècle, ce type de sainteté n’attend pas la légalisation du christianisme dans l’empire romain pour voir le jour ; il est vraisemblablement aussi ancien que le christianisme lui-même. Selon la tradition, les premiers ermites furent les protagonistes du Nouveau Testament eux-mêmes : saint Jean-Baptiste, sainte Marie-Madeleine qui mène une vie d’ermite dans le sud de la Gaule selon la tradition, saint Paul aussi, qui dit dans l’épitre aux Galates (Ga 1,17-18) avoir passé trois années en Arabie peu de temps après sa conversion. Rien d’étonnant à cela puisqu’il y avait déjà une tradition ascétique et érémitique dans le judaïsme du premier siècle, représenté en grande partie par les Esséniens. L’habitude de dater l’apparition de l’érémitisme chrétien du IIIe tient pour une large part à notre corpus documentaire : l’érémitisme n’est que très peu attesté avant cette période et c’est la Vie de saint Antoine le Grand qui lui donne une réelle visibilité.
La légalisation du christianisme par Constantin et Licinius joue sans doute un rôle majeur dans le développement du monachisme. Comme les chrétiens n’ont plus de persécution à redouter, le devoir de discrétion n’est plus de mise. Les communautés monastiques peuvent alors vivre en plein jour sans être inquiétées par les autorités politiques. Le premier monastère à voir le jour, où des chrétiens pouvaient se regrouper pour mener ensemble une vie ascétique, est fondé selon la tradition par le disciple de saint Antoine, saint Pacôme, dans le désert égyptien, dans les années 320, peu après l’édit de Milan : c’est le monastère de Tabennèse. Du désert égyptien, le monachisme gagne ensuite le désert de Judée et les paysages arides de la Cappadoce. Le monastère de Saint-Sabas dans le désert de Judée est fondé ainsi dans le dernier quart du Ve siècle par saint Sabas (443-532), à quelques kilomètres de Bethléem.
Si le moine s’impose comme l’héritier naturel du martyr depuis le Paix de l’Église, inaugurée par l’édit de Milan, c’est vraisemblablement parce qu’il manifeste lui aussi, comme son prédécesseur, les vertus de renoncement, de constance et d’abandon. Le martyr renonce à sa vie naturelle pour l’amour du Christ, le moine à la vie mondaine, selon le monde ; le martyr persévère dans les tourments et les douleurs, le moine tient bon dans l’ascèse ; le martyr doit lutter à chaque instant contre la tentation de renier le nom du Christ pour sauver sa vie naturelle, le moine doit résister aux diverses tentations que lui inspirent les élans de la chair pour le détourner de la vie spirituelle ; le martyr vit le baptême du sang, les pères du désert voient dans la vie monastique l’accomplissement de la vie selon le baptême ; le martyr donne tout son sens à la parole de Jésus relaté par les évangiles synoptiques : « qui veut sauver sa vie la perdra, mais qui perdra sa vie la trouvera » (Mt 16,25 ; Mc 8,35), le moine, pour sa part, fait rayonner la parole de l’Apôtre :« les souffrances du temps présent ne sont pas à comparer à la gloire qui doit se révéler en nous » (Rm 8,18) ; le martyr meurt pour vivre, le moine mortifie sa chair pour vivifier l’Esprit.
Comme le montrent ces parallèles, la vie érémitique n’est plus un simple moyen d’imiter les grands personnages du Nouveau Testament partis au désert ; elle est devenue un moyen de vivre le martyr sans le glaive du persécuteur, ou du moins de s’y préparer si les temps de persécution devaient revenir. Martyr des temps nouveaux, le moine fait l’objet dans la littérature religieuse d’une véritable héroïsation. Dans le registre hagiographique, les actes héroïques prennent la forme des miracles. Dans la Vie qui lui est consacrée peu de temps après sa mort par son disciple Georges, saint Théodore de Sykéôn opère des guérisons et des exorcismes, il chasse des démons à plusieurs reprises, il parvient à remédier à une sécheresse en une seule prière qui est suivie de pluies abondantes. A la différence de la plupart des martyrs, comme Côme et Damien, qui opèrent des miracles par leurs reliques après leur mort, le saint moine est capable d’accomplir des miracles de son vivant même. En effet c’est par sa mort qu’un martyr est saint alors qu’un moine l’est par sa vie. La sainteté monastique, selon la piété populaire, ne peut être tenue pour un simple simulacre ou une pale imitation de la sainteté martyriale ; tout au contraire, elle tend à apparaître comme une forme renouvelée de sainteté, parfois jugée supérieure à la précédente. Alors que le martyr, par sa mort, s’unissait à la Croix du Seigneur, le moine, par ses victoires sur les tentations, s’unit déjà en ce monde à la Gloire du Fils de Dieu, en réitérant ses miracles.
Mais le thème de l’héroïsation n’est pas propre à la piété populaire, on le retrouve également dans la littérature plus savante. Ici point de miracle ni de puissance, seulement la vertu et ses exploits. Comme le martyr, dont il ne cesse de s’inspirer pour réinventer un modèle de sainteté, le moine est un soldat du Christ. Cela est évident pour le martyr, dont le courage face à la mort ne peut que rappeler l’héroïsme guerrier. Ce n’est pas un hasard si beaucoup de martyrs, notamment en Orient, sont aussi des soldats, comme saint Démétrius, saint Théodore, saint Maurice et bien sûr saint Georges. A travers ces exemples, il s’agit de proposer un nouveau modèle de vertu militaire et de courage viril. On peut voir dans saint Georges le baptême d’Achille et d’Hector qui, au lieu de braver la mort et de l’administrer pour leur propre gloire, choisissent dorénavant de l’endurer pour la gloire de Dieu.
L’héroïsation quasi militaire des moines est moins évidente. Pour bien la pénétrer, il faut se référer à une œuvre que saint Grégoire de Nysse rédigea dans ses vieux jours : la Vie de Moïse. Le traité décrit les différentes étapes par lesquelles l’âme doit passer pour progresser sur le chemin de la vertu, depuis la naissance spirituelle jusqu’à la perfection (du moins la plus grande possible). Grégoire place dès l’origine la vie chrétienne sous le signe de l’ascèse : alors que Pharaon, au début de l’Exode, veut faire périr les enfants mâles d’Israël et préserver les petites filles qui représentent les penchants sensuels de l’âme, le chrétien doit, dès le début, lutter contre ses derniers et faire fructifier en son âme les enfants mâles des Hébreux, qui représentent les vertus de tempérance, de frugalité (VM 2) [2]. Le chrétien doit lutter à chaque instant contre tous les penchants qui lui font rechercher les plaisirs sensibles pour ne rechercher que les joies spirituelles de la vie évangélique selon la charité. Après une longue période de lutte représentée par les dix plaies d’Égypte, que Grégoire, à la suite d’Origène, comprend comme autant de mortification de la chair, le chrétien traverse la Mer Rouge avec Israël : il passe par les eaux du baptême qui engloutissent toute l’armée des vices et des mauvais penchants. Le chrétien parvint ensuite aux eaux de Mara (VM 131-132) qui représentent la vie dépourvue de tout plaisir sensible, qui est d’abord amère, et qui est ensuite rendue douce et agréable par l’espérance de la Résurrection et de la vie éternelle. Le chrétien, détaché de tout plaisir sensible, peut alors goûter les délices des sources évangéliques (les 12 sources et les 70 palmiers), boire l’eau du Rocher qui représente le Christ, se nourrir au pain céleste de la manne et enfin parvenir à la montagne. Commence alors la seconde grande phase de purification, celle de l’intelligence et de l’esprit, qui doit se dépouiller de toute perception sensible, de toute notion issue de la sensation pour accéder à la contemplation de Dieu. Mais cette seconde purification suppose la première (VM 156-157). Grégoire n’est ni dualiste (au sens cartésien du terme) ni rationaliste. Même si les différences entre les deux penseurs sont réelles et expliquent pour une bonne part les différences de spiritualité entre catholiques et orthodoxes, saint Grégoire sait, comme saint Thomas, que notre intelligence s’exerce principalement sur le sensible et s’appuie sur les facultés sensorielles de notre corps. Il faut donc purifier entièrement notre corps et notre chair avant de pouvoir purifier notre intelligence.
A première vue, la Vie de Moïse semble assez éloignée de notre propos. Saint Grégoire de Nysse ne parle jamais des moines dans son ouvrage : la raison en est simple ; il écrit à destination d’un milieu monastique. Même si l’itinéraire de l’âme qu’il décrit s’applique à tout chrétien, tous ne sont pas appelés à aller jusqu’au bout ; nombreux sont les Israélites qui ne peuvent gravir que la première portion de la montagne et qui abandonnent Moïse dans son ascension (VM 158). Seule la vie monastique permet de parvenir au sommet de la montagne, à la contemplation mystique de Dieu. Si la vie chrétienne est un combat spirituel dès le premier instant, seule la vie monastique permet de le mener jusqu’au bout.
Le moine apparait donc comme le miles Christi par excellence, celui qui se bat à chaque instant de sa vie contre les assauts du démon, sans jamais se lasser, sans céder à la fatigue ou au relâchement. Dans la chrétienté latine, nous avons malheureusement oublié aujourd’hui combien la vie monastique pouvait apparaître comme le plus haute manifestation de la vertu militaire, du courage viril. Parce que le moine, comme le clerc, fait vœu de célibat et de chasteté, nous ne voyons en lui que « l’eunuque pour le royaume » ; celui qui a tronqué volontairement sa virilité pour entrer plus facilement au ciel (sans doute parce que notre conception de la virilité, s’il en reste une, est plus proche de celle de Dom Juan que de celle d’Hector). Nous avons oublié que le premier monastère en Gaule, l’abbaye de Ligugé, fut fondé par un authentique soldat, saint Martin lui-même, et que huit siècles plus tard les ordres militaires du Temple et de l’Hôpital réaliseraient l’union du courage physique sur le champ de bataille et du courage spirituel. Le moine et la moniale apparaissent comme les véritables « athlètes du Christ », les authentiques milites Christi qui ne se rangent plus sous la bannière de quelque César mais sous l’étendard de la Croix.
[1] Tout ce qui est dit du moine, comme du martyr, vaut également pour la moniale et la martyre. Nous employons le masculin par facilité.
[2] Tous les paragraphes que nous mentionnons de la Vie de Moïse sont ceux de la seconde partie du traité : la première est un résumé de la vie de Moïse (Histoire) et la seconde constitue à proprement parler son étude (Théorie).
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