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Damien Dickès est mort à dix-huit ans, d’une maladie dégénérative dont il ne s’est jamais plaint, d’après le témoignage de son père. Damien, écrivain précoce, nous a laissé un recueil de poèmes, Florilèges (1997), publié juste avant sa mort, et dont j’ai découvert l’existence quelques années plus tard. J’ai été frappé, dès leur première lecture, par l’intensité de ces poèmes en vers, saturés de poncifs esthétiques adaptés aux émois d’un adolescent et, moins banalement, à ses préoccupations religieuses. Le titre Florilège est profondément motivé : le thème floral, omniprésent dans la poésie de Damien, revêt un symbolisme impliquant d’abord la figure de Marie, volontiers évoquée dans ces poèmes.
Marie, selon François Chenique dans son ouvrage Le Culte de la Vierge ou La Métaphysique au féminin, représente le principe « passif ou féminin », de la divinité, qui comporte un aspect auquel correspond mieux l’idée de la Rigueur ; Chenique ayant soin de préciser que « cette dualité n’est pas du “dualisme”, car elle n’affecte en rien l’Unité de l’Être, et qu’elle n’est nullement irréductible (comme l’est le dualisme), puisque précisément elle se résout dans l’unité de l’Être. » [1]. Le jeu alterné (si je peux me permettre cette expression) de la Grâce (ou Douceur) et de la Rigueur, s’illustre spontanément dans les poèmes de Damien, et pas seulement avec les synonymes de ces deux mots.
La lecture d’un saint Jean de la Croix (à qui est dédié un de ses poèmes) et la pratique quotidienne de la prière (notamment à Marie), sont sensibles dans ces vers, dans lesquels se fait aussi bien sentir l’influence de grands poètes, certes moins chrétiens (Baudelaire, Rimbaud, et d’abord Du Bellay), que Damien reconnaît (même s’il ne se réfère jamais explicitement à Rimbaud) comme ses maîtres, mais… pour leur adresser une leçon, relative au rapport ineffable du verbe humain, en l’occurrence poétique, et du Verbe.
Pourtant, entre quinze et dix-huit ans, Damien exprime dans ses poèmes les souffrances morales qui sont bien de son âge, dues à l’inconduite de certains de ses amis (l’amitié primant sur les amours, dans ces poèmes). Ces désarrois sentimentaux trouvent leur sens le plus haut dans la nostalgie d’une Unité, dite première, incarnée par Marie ; nostalgie qui s’exprime aussi bien dans celle de la « Belle FRANCE des temps anciens ! […] Oh, FRANCE ! Tu es en pleine agonie, / Tu as oublié ton beau passé ! / Tu as renoncé à ta mission bénie ! / Pourras-tu un jour des cendres te relever ! […] FRANCE DE CLOVIS, souviens-toi de ton baptême ! / Oh mon DIEU, rétablissez la royauté ! / Oh MARIE, que davantage on vous aime / Pour que puisse triompher votre CŒUR IMMACULEE ! » (sic).
Ainsi te termine le poème de quatre quatrains titré La France ressuscitera, qui figure dans un recueil inédit (dactylographié par Damien lui-même), que le père de Damien m’a très généreusement offert. On aurait tort de sourire de cette emphase surannée. La finesse de la plume de Damien est tout entière dans le vers : « Pourras-tu un jour des cendres te relever ! » Les injures dont la France est la victime très complaisante [2], en 2020 bien plus qu’en 1994, se dissolvent par le sens religieux du « Jour des cendres », avec les vertus de la pénitence, dont les formes spirituelles et politiques, se laissent imaginer.
Cette question de Damien se termine d’ailleurs par un point d’exclamation (une marque de ponctuation très fréquente sous sa plume), qui exprime son refus des doutes qui pourraient ternir cette aspiration. En outre, si les majuscules du nom de DIEU et celui de la « FRANCE » (quatre occurrence dans les vers du poème), n’étonnent pas, celles du nom de CLOVIS et celui de MARIE, ne sont rien moins que l’empreinte nominale de la « double polarité » de la divinité selon Chenique. Dans les derniers mots du poème, le « CŒUR IMMACULEE » symbolise lui-même cette alliance inouïe, et d’autant mieux que la faute involontaire (l’adjectif au féminin !) suggère une féminisation de la mystique du cœur, plus communément rattachée à la figure du Christ ?
La poésie de Damien se prête à bien des investigations : études de sources, caractéristiques esthétiques, et jusqu’à l’adéquation entre les lignes de force, les rythmes internes de ses poèmes, et l’expérience mystique qui en est le sujet plus ou moins apparent. J’envisage de publier un ouvrage assez fourni, impliquant tous ces aspects, et agrémenté par l’analogie du destin poétique de Damien avec celui du christique Billy Budd, le personnage éponyme du célèbre récit de Melville (j’ai tout dit des énigmes de ce récit, dans un ouvrage où le thème de la Rose a le sens que lui accorde Damien [3].
Commençons par Fleur, le poème inaugural, écrit en 1996, du Florilège de Damien. La Vierge Marie inspire ce poème dans lequel elle n’est pourtant pas nommée.
« Oh ! une fleur de joie brûle dans mon âme /Animant mon cœur d’une merveilleuse flamme ! / Et si elle se dresse dans ce très beau jardin,/ C’est seulement grâce à tous ceux qui m’aiment bien !
Mais parfois, ô malheur ! Elle perd ses pétales / Oh ! Regardez, las, les pauvres gisent par terre /Dans l’herbe, éclairés par la lune pâle /Qui s’évanouit quand l’espérance se perd !
Une très belle Inconnue descend du ciel / Et là, elle cherche à tâtons les beautés déchues / Qui, hélas, dans l’obscurité se sont perdues ! / Et là du fond de mon propre exil, elle m’appelle !
Venez, vous tous alizées, mistrals et zéphyrs, / Oh ! Vous ne détruirez jamais ces pétales ! / Venez aussi vulturnes et siroccos du mal ;/ Elle viendra toujours la dame que j’admire !
Oui, à ma mort, mes pétales s’envoleront / Et ils partiront dans le très lointain éther / Pour rejoindre cette déesse, cette mère / Couronnée de belles roses ceintes sur son front ! » [4]
On s’étonne que Marie soit désignée, dans la dernière strophe, comme une « déesse ». Ce manquement à l’orthodoxie est en germe dans la première strophe, où l’expression « grâce à tous ceux [qui m’aiment bien !] » suggère une banalisation, dans les comportements de l’entourage de Damien, de la Grâce mariale. Mais justement, la symétrie de ces énoncés, confirmée par le rapport contrastif des mots « Animant » et « ma mort » (dans ces strophes liminaires), poétise l’aura de Marie, aura dont les reflets terrestres et/ou païens sont évoqués par « ceux qui m’aiment bien », autant que par la « déesse ». Ce mot évoque le « Principe passif et féminin » [5], cristallisé dans la Grâce de Marie. Autrement dit la Sagesse, que François Chenique met en rapport avec un certain credo de la kabbale. Ce syncrétisme est absent de ce poème, qui n’en poétise pas moins cette Sagesse, par des effets de symétrie encore plus évidents.
En effet, les roses des derniers vers de Fleur : « mes pétales s’envoleront […] Pour rejoindre cette déesse, cette mère / Couronnée de belles roses ceintes sur son front ! », ces roses font pendant à la fleur du premier vers : « Oh ! une fleur de joie brûle dans mon âme/ Animant mon cœur d’une merveilleuse flamme »… Le « cœur » est l’autre nom de l’agir du Verbe, que figurent aussi bien la ou les roses. Le « front » couronné de fleurs de Marie se lit comme le reflet du « cœur » de Damien, animé « d’une merveilleuse flamme ». Puisqu’en effet l’activité poétique, fantasmée comme une éclosion de pétales, transpose dans le langage humain, et par des moyens qui restent à apprécier, l’agir du Verbe.
En s’identifiant aux pétales d’une fleur, Damien n’incarne rien moins que le multiple, destiné à retourner à l’Un (c’est le principe commun de toutes les grandes traditions) : « Oui, à mort, mes pétales s’envoleront / Et, ils partiront dans le très lointain éther / Pour rejoindre cette déesse, cette mère / Couronnée de belles roses […] ». Ces roses figurent alors la présence du multiple dans l’Un, qui n’est jamais détaché de sa création. En même temps, ces pétales figurent les poèmes ou leurs vers, qui survivent à leur auteur, manifestant son être profond.
Si la « mère / Couronnée », dans les derniers vers du poème, n’est pas explicitement identifiée à Marie, c’est pour mieux figurer le mystère incarné par la Vierge : l’aspect le plus suave du lien des créatures avec le principe dont elles émanent, envisagé comme une « Couronne » par Henri Bosco dans un témoignage personnel. Jean Daniélou a d’ailleurs étudié « l’usage juif et ensuite chrétien de la couronne » [6]. Celle de la Vierge ne surprend pas, mais l’espace graphique de ce poème est à l’image de cette couronne.
Si les strophes liminaires évoquent la « joie », dont la mort ne sera pas le terme, les trois autres strophes expriment ses écueils, malgré la survivance fugitive d’une espérance menacée. Cette oscillation psychologique culmine dans la strophe 4, où les alizés et les zéphyrs, malgré leur douceur connue, encadrent les mistrals, auxquels Damien reproche leur pouvoir de destruction : « Venez, vous tous alizés, mistrals et zéphyrs, / Oh, vous ne détruirez jamais ces pétales ! ».
Cet étrange amalgame des vents doux et d’un vent violent, témoigne d’une quête spirituelle de l’Un, au-delà de la différence des aspects de l’être qui, si réels soient-ils, font obstacle à la compréhension humaine de son mystère, défini comme le rapport de la Douceur et de la Rigueur, —laquelle peut apparaître à des yeux trop faibles comme l’origine du mal humain, dont les évocations alternent entre les strophes 2 et 3 : « Mais parfois, ô malheur ! Elle perd ses pétales […] éclairés par la lune pâle / Qui s’évanouit quand l’espérance se perd ! » ; et : « Une belle inconnue descend du ciel / Et là, elle cherche à tâtons les beautés déchues [….] Et là du fond de mon pauvre exil, elle m’appelle ! »
La joie et le malheur sont le reflet subjectif de ce mystérieux rapport (de la Grâce et de la Rigueur), —ou plutôt l’écran qui en sépare nos esprits. Même si le ton heureux des strophes liminaires donne à cette énigme un sens favorable.
Dans la strophe médiane, « mon pauvre exil », noté juste après « l’obscurité » où se sont perdues les « beautés déchues », dramatise l’exil de la Sagesse ou la Rose divine, abandonnant les hommes qui en négligent le souvenir, mais pas Damien : « elle m’appelle ! » Merveilleuse confusion de l’orant et de l’objet de ses prières.
La « mère / Couronnée », dans les derniers vers du poème, figure le mystère du lien des créatures avec le principe dont elles émanent, envisagé comme une « Couronne » par Henri Bosco dans un témoignage personnel.
L’interjection joyeuse « Oh ! » du premier vers se retrouve avec un tout autre sens au début du vers 2 de strophe suivante ; puis dans la strophe 4, si dramatique. Au début de la dernière strophe, les mots « Oui, à ma mort », participent à l’équilibre parfait de ces inscriptions (avec majuscule à l’initiale) qui expriment des sentiments si opposés, mais complémentaires.
Ces pétales, tombés « par terre » ou menacés de destruction, sont l’objet d’une troisième évocation dans la dernière strophe : « à ma mort mes pétales s’envoleront ». Après la « fleur de joie » du tout premier vers, les trois mentions de ces pétales, dans les strophes 2, puis 4 et 5, suggèrent l’analogie de la surface graphique du poème avec la corole d’une rose. La disposition de ces détails floraux s’apparente à celle des interjections en début de vers : dans les strophes 1 et 2, puis 4 (dans la strophe 5, les mots : « Oui, à ma mort [mes pétales s’envoleront] », sont à ces trois interjections ce que le mot « fleurs » (ou le mot « roses ») est aux trois notations des pétales.
Les pétales qui survivent à la mort de Damien, sont l’image des vers de son poème, agencé comme une fleur, et destiné à « rejoindre […] cette mère / Couronnée de roses » ; puisqu’il est en effet le reflet « dynamique » (c’est le mot de Damien dans la « Préface » du Florilège) de la grâce de cette « déesse » au front couronné.
Le « malheur » de la chute des pétales (strophe 2) et l’émerveillement qui le dédommage vont de pair. Cette étroite complémentarité du malheur et de cette extase rose mérite le symbole d’un delta, figuré par ces trois notations des pétales (et par les trois « Oh ! »), mieux que par les deux énumérations de trois forces hostiles qui, dans la strophe 4, ne sont que le tremplin de l’extase finale : « Venez, vous tous alizés, mistrals et zéphyrs, […] Venez aussi vulturnes et siroccos du mal » (le mal valant comme un nom de vent ?)
Ne s’agit-il que d’un banal éloge des vertus de la souffrance ? Celle de Damien lui fait sentir l’abîme entre la dureté multiforme du mal humain et la vigueur justicière du Principe inouï qui, dans la première strophe, prend la forme « d’une merveilleuse flamme/ [Qui] se dresse dans ce très beau jardin ». Si cette souffrance est expiatoire, c’est en proportion de cette prise de conscience, dans les vers de ce poème plutôt que dans l’esprit de Damien.
[1] François Chenique, Le Culte de la Vierge ou La Métaphysique au féminin, Paris : Dervy, 2000, p. 58.
[2] Ces vers de la strophe 3 : « Levez-vous o milices célestes […] Venez de partout, de l’ouest, de l’est, / Pour sauver notre patrie bien-aimée ! », suggèrent que le danger pour cette France vient du sud. Mais la France d’aujourd’hui témoigne d’un mépris absurde pour l’aide qui pourrait lui venir d’un ouest étasunien, et à un moindre degré d’un est moins bien défini, mais porteur de valeurs morales encore intactes ?
[3] Voir M. Arouimi, Ecrire selon la rose, Paris : Hermann, 2016.
[4] Damien Dickès, Florilège, Mémoires de la Société Académique du Boulonnais, Tome 19 (fascicule 1), Boulogne-sur-Mer, 1997, p. 17.
[5] François Chenique, op. cit., p. 93.
[6] Jean Daniélou, Les Symboles chrétiens primitifs, Paris : Seuil, 1996 [1961], p. 22 et suiv.
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