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Le progressisme à l’épreuve de poèmes

Ma carrière de chercheur n’a pas fini de subir les préjugés de l’Université, dont je suis pourtant un représentant. Mon approche des grandes œuvres étant inspirée par une intuition du mystère qui se réfléchit en elle, et dont l’Université ne veut pas admettre l’existence. J’ai donné des exemples, dans des ouvrages récents (notamment Anticipations littéraires du terrorisme, et surtout La guerre aux terres saintes) du vice spirituel, assumé comme une volonté progressiste, qui aveugle la plupart des universitaires sur le sens même des œuvres qui sont l’objet de leur travail (lequel porte le sceau de la déconstruction).

Je n’envisageais pas d’y revenir dans le R&N, où je souhaitais seulement faire paraître quelques poèmes de mon cru (je suis avant tout poète), certains déjà publiés dans des revues littéraires bien connues. Mais pourquoi ne pas rattacher la présentation de ces poèmes à l’idée, mise en avant par le R&N, du « progressisme » universitaire ? Ces poèmes ont en commun le mystère du Verbe (bien que je sois loin de me comparer aux écrivains mystiques). L’idée d’appliquer sur ces poèmes, pour leur présentation dans le R&N, mes méthodes d’enseignant est une autre manière de défendre mon point de vue sur la littérature, et l’art en général. Un de ces poèmes a d’ailleurs subi un sort douteux, qui me permettra de donner une ouverture imprévue à cette autocritique.

Salvador en janvier [1]

Sous les paupières de la Vierge en cheveux,
le rose et le bleu
des lambris qui cousent les étages.
Les fleurs ne sont rien
contre le frottement des galets, le feu qui nourrit
l’à pic d’un ascenseur géant
fiché devant l’église.
--Le seul bruit de la mer en carie les tourniquets.
 
Une bordée sans lendemain
marie les villes haute et basse.
Partout le soleil tombe par bouts,
semant des gangrènes sur la friture.
Lancinante.
 
On pleure pour la Buse
à l’angle droit de l’horizon.
 
D’un trait précis rendre l’imprécis ;
le Bic d’aplomb fait couler son encre de Chine.
Patience ou dévotion,
peu importe ce qui fait
de cette remise humide un jardin céleste,
piqué de guirlandes orphelines.
 
Au coin des rues qui déversent le son
une façade est perdue, plus rose que bleue.
Deux chiens se disputent leur faim
dans un damier de chocolats fossiles.
On capture d’un battement de cils
les chutes de la robe du temps,
dans une larme de diamants.

Salvador de Bahia. Peinture sur toile, anonyme (21cm x 7 cm)

La première idée, à l’origine de Salvador en janvier(2011) était de traduire dans un poème l’architecture très symétrique d’une façade d’église de Salvador, en même temps que ses fioritures décoratives, extérieures et intérieures. Bien sûr une idée ne fait pas un poème ; un non-dit l’anime tout entier, qui restera tel. Un renoncement sentimental, traduit par celui de ma parole : les derniers mots du poème, « une larme de diamants » — une facilité risquée ? — ont été repris à la bouche de mon guide, devant la statue d’une Vierge. Ma victoire est dans l’authenticité poignante que retrouve, j’espère, cette métaphore un peu ridicule.

Le contraste du rose et du bleu, aux extrémités du poème, n’est lui aussi facile qu’en apparence : l’accord de ces couleurs, de même que leur position dans le texte, expriment-ils l’Unité qui est celle du Verbe, dont la Vierge est la mère, ou bien la division de l’être qui nous voile cette Unité, en même temps qu’elle en donne la nostalgie. Une division inscrite dans le dogme lui-même, avec les pratiques sacrificielles dont le rapport avec la violence est un problème abyssal. L’image des chiens qui se disputent exprime cette violence. A mi-chemin de ces chiens et de la Vierge, la vision céleste de la buse, suggère ce rapport de la violence et du sacré.

La morsure imaginable de ces chiens fait d’ailleurs pendant, dans l’espace graphique du poème, à la métaphore des caries (la rouille des portillons d’accès à l’ascenseur de la tourelle qui domine le port). Cette symétrie suggère un rapport entre les ordres les plus différents : autre aspect d’une recherche de l’unité, qui prend aussi bien la forme de l’assonance des verbes « carie » et « marie », si opposés (avec le sens marial du second !).

L’axe médian du poème coïncide avec le vol de la buse : un trait pur et dur, adouci par les pleurs de miséricorde (« On pleure pour la buse ») qui suggèrent une identification du locuteur à cet oiseau cruel, mais seul. C’est en quelque sorte le mariage de la Rigueur et de la Douceur (ou Miséricorde), autrement dit la shekhina, dont la rose est l’emblème : ce terme qui désigne la Sagesse dans la tradition juive, a été christianisé, bien après avoir été associé par l’islam à la légende de Mahomet. L’altération de cette rose, qui devient chardon quand les hommes n’imitent pas ses vertus, est d’ailleurs suggérée (je ne m’en aperçois que maintenant !) par l’expression « piqué de guirlandes orphelines » : une griffe de lumières, mais qui ne saurait être maléfique : on songe à la différence, aussi réelle que subjective ? du bien et du mal...

La « larme de diamants », avec le pluriel des diamants (mieux que le singulier dans la version d’origine), figure le rapport de l’Un, fait larme unique, et du multiple, fait diamants. Même si l’éclat du diamant ne peut être que celui de l’Un, et même si les larmes sont le lot du multiple, en proportion de son éloignement de l’Un. Cette inversion parmi d’autres, conjure dans ce poème la contradiction qui, devenue le prisme de notre vision, rend impossible notre éventuelle compréhension de l’Un.

L’illusion de l’espace et du temps, simples effets de l’efficience du Nombre, se poétise dans la « robe du temps », qui ramène le mystère de la création sur le plan du folklore (Peau d’âne  ?) Les « chutes » de la robe, reprennent d’ailleurs le fil thématique de lacouturedes étages par les lambris, au début du poème. C’est redonner au temps, puisqu’il s’agit des lambris d’une église, le sens d’un lien entre le monde des hommes et celui que représente la Vierge. En même temps la réalité de ces lambris, autrement dit la matière, se spiritualise. (La « capture » des « chutes » de la robe se substituant à celle des proies de la buse et des chiens…) De grands esprits s’accordent à définir le destin de l’humanité comme une spiritualisation de la matière. Cette perspective sommeille dans ce poème, où rien ne transparaît des remous sentimentaux qui l’ont inspiré.

Ce premier propos est suivi de trois autres articles : I, II, III.
Michel Arouimi

[1Ce poème figure, avec de très menues différences graphiques, dans mon recueil récent Histoire de l’art (Aga : L’Harmattan, 71, 2019, p. 81-83). Il est accompagné d’extraits d’un poème qui, parmi quelques autres, publiés ailleurs, en complète le sens. (J’espère pouvoir les rassembler dans un prochain recueil.) L’illustration choisie pour « Salvador en janvier » dans Histoire de l’art, est un sublime dessin d’inspiration religieuse, œuvre du guide qui me conduisait dans Salvador (p. 82). J’ai la pudeur de ne pas le reproduire ici, et l’impudeur d’espérer que le lecteur en sera curieux.

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