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Le Spleen de Paris : Meurtre du vers, ou avis de décès ?

Le Spleen de Paris est une révolution littéraire. Nous n’exposerons rien de neuf en affirmant que, si certains de ses prédécesseurs bretaillèrent contre la versification, Baudelaire fut le seul à l’anéantir véritablement. Dans le romantique dix-neuvième siècle, prompt au parricide, il fut un bourreau des plus méticuleux. Se serait-il fait la « bouche de bronze » d’Hugo, rasant le vers de près, endossant les oripeaux d’un Brutus ou d’un Lorenzo, peut-être un peu plus remonté, plus ambitieux et misanthrope, mais donc, d’autant plus archétypique et décevant ?

N’est-ce donc que cela, Baudelaire ? Un grimaud faussement rétif à une modernité secrètement chérie, servitude à peine maquillée par un restant de haines relevant moins de la sincérité que de la pudibonderie ? L’antimodernisme baudelairien est, on le sait, truffé de contradictions aussi regrettables que délicieuses. Mais sa chute dans le poème en prose est-elle à voir, finalement, comme le dernier stade de la possession romantique ?

En clair, la forme du poème en prose inaugurée par le Spleen de Paris doit-elle être comprise comme le meurtre du vers, ou simplement comme son avis de décès ? Cette question a son importance à tout point de vue. Sa réponse permet, en effet, de comprendre justement l’esthétique baudelairienne, et d’enfin trancher la question de son ambivalence.

Des profondeurs du face-à-face de Baudelaire et de la modernité résonne l’aphorisme de Roger Nimier : « je proteste contre le monde moderne, mais j’adore ses femmes minces  [1] ». Le Spleen de Paris est un véritable « tableau parisien », où la haine de la foule et la réprobation de l’ignominie métropolitaine transpirent partout. Cependant, « je t’aime, ô capitale infâme », dit l’épilogue. Les Petits poèmes en prose sont une esquisse de Paris, certes, mais pas du Paris des honnêtes gens, ni - et encore moins - celui du Progrès. Le Paris spleenétique est celui des fous, des bagnards et des putains, aboutissement du parti pris des Fleurs du Mal. Ledit postulat commande de chérir la laideur moderne, de la laisser à fricasser lentement dans les vapeurs éthériques de l’arrière boutique baudelairienne et d’en extraire, par les incisions répétées d’une plume aigre, un suc acide, corrosif, méphytique, mais étrangement savoureux qui fait l’identité de celui que Maurras appelait le « mauvais enchanteur ».

Poétique du deuil

Le poème Perte d’Auréole éclaire, dans ce buissonneux mélange de demi-mesures, la place que prennent la prose et le prosaïsme dans le recueil posthume de Baudelaire. L’artiste qui y est mis en scène, ayant perdu de sa superbe et se courbant dans les caniveaux pour y glaner l’inspiration le fait parce que l’ambroisie [2], symbole de sa prescience de l’absolu qu’il a pour vocation de partager, n’a plus la saveur qu’il lui trouvait alors : il a été déchu de son statut d’émissaire du Beau. Cette perte symbolique du sacré dans la poésie eut lieu à cause de quelque chose d’autre que le poète lui-même :

Mon cher, vous connaissez ma terreur des chevaux et des voitures. Tout à l’heure, comme je traversais le boulevard, en grande hâte, et que je sautillais dans la boue, à travers le chaos mouvant où la mort arrive au galop de tous les côtés à la fois, mon auréole, dans un mouvement brusque, a glissé de ma tête dans la fange du macadam. Je n’ai pas eu le courage de la ramasser [3].

Les « voitures », l’industrie – et, donc, la modernité – ont projeté l’auréole, symbole de la verticalité déchue, dans le « macadam », terme choisi visiblement à propos afin de rappeler l’environnement mental de la révolution industrielle accompagné de ses corollaires sociaux, économiques, politiques et, bien sûr, poétiques. Cette chute est donc causée par la modernité, elle n’est pas une participation souhaitée au basculement général qui a lieu, à cette époque, dans l’art poétique ; elle est la prise en compte du fait par haine de l’idée. Le spleen est d’abord une lamentation.

Un parnassien rétorquerait à Baudelaire que cela ne suffit pas à justifier le parti pris volontaire de la transgression du vers, mais le poète d’ajouter : « j’ai jugé moins désagréable de perdre mes insignes que de me faire rompre les os ». Le choix qui s’impose au poète est simple, tragiquement simple : la honte, ou la mort. Ceux qui ont refusé frontalement le rouleau-compresseur romantique sont « morts », en tant qu’ils n’ont pas accepté le fait en même temps que de contrevenir à l’idée.

La simple appellation de « poème en prose » montre précisément l’intention de Baudelaire : il accepte la forme prosaïque en comprenant qu’elle est désormais la langue du littérateur de son siècle, et que pour s’adresser à ses congénères, il devait utiliser le même dialecte. Mais il persiste : le poème rampe, catacombesque, dans le dédale d’une prose en deuil. Le Spleen de Paris est un De Profundis.

La forme initiée par Baudelaire est liée au constat qu’il semble juste de lui accorder, celui qui prévoyait la mort du vers qu’on le veuille ou non, Baudelaire ou pas, spleen ou pas. La rupture cosmogonique avec le vers tend à être un avis de décès et non un meurtre, tout simplement parce qu’elle était déjà consommée dans les cœurs depuis longtemps. Tout ce qui relevait des enjeux symboliques du vers était éteint. De même que la Révolution n’était que la face émergée de la révolution copernicienne humaniste, rompre le vers était un détail. Il faut, à notre humble avis, y voir une tentative de survie à l’épreuve du feu romanesque, un sursaut qui concède afin de persister. L’examen de l’histoire littéraire du siècle romantique démontre à lui seul le fait que, Baudelaire ou pas, le vers allait crever dans un caniveau humide sans autre forme de sépulture.

Poétique de la révolte

La poétique clandestine qui tapisse les Petits Poèmes en prose est donc un sabotage tragique du "malgré tout". Sous le soleil du roman ne pouvait plus décemment paraître un vers déguenillé de sa gloire, car à chaque fois que certains littérateurs tentèrent d’afficher leur maladif enfant hors des sous-terrains, ils ont brûlé leur progéniture.

La modernité attriste tout ce qui vit pour la beauté. Elle révolte les belles âmes. Cependant, et c’est là, ce nous semble, la « morale » qu’on puisse tirer du poème en prose, il s’agit d’accepter le fait et de franchir enfin les sentiers du deuil.

Il ne s’agit pas de proscrire ici absolument, irrémédiablement le vers : au contraire, il s’agit de conspirer en vue de sa résurrection. Le réprouver absolument reviendrait à tomber dans la « naïveté » baudelairienne, à se concevoir « infiniment original [4] » et à chercher le neuf à tout prix, mensonge romantique et illusion mortelle. Mais le dépoussiérer d’un revers de manche en le sortant tel quel du grenier des Ancêtres relève, en revanche, de la plus périssable ingénuité.

Le vers figeait l’œuvre dans le temps et lui donnait une éternité ; il faisait du poème un cycle quand la prose en fait un sinueux et instable sentier dont l’horizon est incertain. La rime, la métrique produisent un résultat sonore, visuel, qui fait d’un ensemble de signes un bloc cohérent, suspendu, où la fin est liée au commencement, installant l’éternité et la verticalité dans le contenant si pauvrement matériel – mais si hautement symbolique – du mot. Ici reposait l’alchimie du vers : il n’y avait plus ni fin, ni commencement.

Il était l’incarnation d’une cosmogonie, d’un ordre acquis qui n’a pas à souffrir de contestation. Il était la langue des poètes, une syntaxe de la syntaxe. Mais une langue peut être belle et ne parler à personne, car encore faut-il qu’elle soit comprise ; sinon, elle n’est plus qu’une curiosité d’antiquaire. A-t-elle une autre valeur dans le désert, après la mort, ou plutôt le meurtre de Dieu dans les cœurs ? Ils nous est avis qu’elle sonne comme un anachronisme fort maladroit lorsqu’il tend à reproduire naïvement l’emprise d’un récit du monde qui n’est plus que l’ombre de lui-même.

Si, comme Baudelaire, le poète accepte la réalité de l’empire du vide dont le monde n’est pas sorti, alors il s’agit de reprendre les travaux de l’alchimiste après avoir fait son deuil littéraire ; car, quant au monde qui est le nôtre, il faut un deuil de tout : politique, esthétique, philosophique. La misère de l’homme sans Dieu n’a jamais été aussi implacablement vraie.

La poétique baudelairienne, au fondement très chrétien, suppute que dans chaque chose la lumière du Beau existe : le travail du poète est de la donner à voir, partout. On pourra juger que le compromis du poème en prose n’était pas héroïque, qu’il concédait trop à la prose, trop au Progrès, trop à Paris. Mais personne ne peut lui enlever le fait qu’il soit, au départ, issu des plus nobles velléités de rébellion.

Baudelaire donne à réfléchir à tous ceux qui étouffent, oppressés par les âcres effluves de pestilence qui inondent les méandres du grand marché, et en qui gronde une révolte éclatante, celle de l’esprit affamé d’invisible, battu à mort par les charlatans et les faux monnayeurs. Elle piaffe, cette colère, incessamment, irréductiblement, veillant à l’attente du jour où, muni des armes des poètes, secondés de tout ce qui crie famine dans les replis des mégalopoles décharnées par les mercenaires de l’Argent, sortant de toutes les planques, toutes les redoutes et les poudrières où survivent péniblement encore des âmes qui s’étonnent, retentira le titanesque, l’inarrêtable "À bas !" de ceux qui ne réclament qu’une belle raison de mourir à défaut d’en avoir obtenu de bonnes. Les seuls qui pourront la leur donner seront ceux qui auront fait le deuil de leur propre monde.


[1Le Hussard bleu, Roger Nimier, éd. Gallimard, coll. « Folio », 2004 , p. 123

[2« Vous, dans un mauvais lieu ! Vous, le buveur de quintessence ! Vous, le mangeur d’ambroisie ! »

[3Le Spleen de Paris, p. 214

[4René Girard, Mensonge romantique et vérité romanesque, Fayard, col. Pluriel, Paris, 2010, p. 29

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