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La personne du prétendant légitime au trône de France ne fait pas l’objet d’un consensus dans le milieu politique français qui veut bien accorder à la possibilité de sa restauration quelque crédibilité. S’il est vrai que les deux branches concurrentes (en omettant les descendants Bonaparte) représentent, au-delà des questions individuelles et dynastiques, des courants politiques clairement distincts, et que cette question non plus ne laisse pas de soulever des désaccords, il est peut-être plus crucial encore de s’intéresser à la représentation que l’on peut se faire, du vague enthousiaste au militant royaliste convaincu, de ce que c’est vraiment qu’un roi. La pérennité de l’idée royale à travers l’histoire, non seulement de la France mais de l’Occident et du reste du monde, cache mal une grande diversité de ce qu’a recouvert le terme de « roi », comme réalité politique voire philosophique et anthropologique. Cet effort de définition, qui serait peut-être à mettre au début de toute recherche de restauration politique, est l’objet auquel nous voulons nous attacher, en rappelant modestement les évolutions et variations qu’a connues le mot « roi », et, plus généralement, son hyperonyme « souverain ».
Pour faire partie du triptyque des dons que reçoivent tous les baptisés dans l’Église (être « roi, prêtre et prophète »), le roi n’en est pas moins une figure qui apparait relativement tardivement dans l’Ancien Testament, puisque c’est seulement après le Livre des Juges que le peuple d’Israël implore le Seigneur de lui donner un roi [1], à l’imitation des autres nations. Cette demande a pour contexte l’échec apparent des derniers juges qu’Israël a reçus du prophète Samuel, lesquels sont incapables de guider selon la volonté de Dieu le peuple élu. À cet égard, il faut immédiatement signaler que les Juges, des hommes choisis au sein du peuple comme particulièrement pieux et zélés à suivre les commandements de Dieu, n’ont été rien d’autre, pendant une longue période de l’histoire d’Israël, que des chefs désignés pour conduire droitement le peuple élu, lui assurer la victoire sur les ennemis ou le redresser lorsqu’il encourt la colère divine. Ils ne dirigent pas en leur nom propre, mais comme des envoyés de Dieu, et sont en quelque sorte comptables de leur œuvre. Le roi, qui apparait ensuite, n’est que la continuation et le remplacement proposé par les Hébreux eux-mêmes à ces Juges : si son mode de désignation, par onction et par hérédité, diffère, sa mission restera la même.
Il faut d’ailleurs noter ici que Dieu refuse, au premier abord : à travers Samuel, Il avertit sans équivoque Son peuple des dérives qui sont celles de la royauté des nations qu’ils souhaitent imiter : l’abus du pouvoir et l’appropriation par le roi des richesses et des forces de ses sujets [2]. Pourtant, on ne saurait prendre cette réticence pour une condamnation par l’Ancien Testament de l’idée de royauté, car Dieu, qui ne donne jamais à Son peuple ce qui lui est néfaste, finit par accorder un roi, tout en faisant de celui-ci, comme dit plus haut, un instrument de Sa justice. Dieu ne refuse pas catégoriquement l’idée d’un roi et la conception de l’autorité bien plus personnelle qu’elle suppose [3] : Il met en garde contre les dérives et les injustices qu’elles peuvent engendrer ; devant l’insistance du peuple, chose très rare dans l’Ancien Testament, Il accède à la requête, et laisse Israël prendre inspiration des nations environnantes, alors que les livres qui précèdent sont plutôt l’histoire d’une démarcation radicale d’avec l’extérieur.
Dieu ne renonce pas à garder à la tête d’Israël un homme qui le guide selon Sa volonté : ainsi, Son premier élu, Saül, sera finalement écarté de la couronne, en raison de sa désobéissance dans les guerres qu’il mène contre les Amalécites [4] : aussitôt que la désobéissance est établie, le choix de Dieu se déplace, et se porte sur un nouvel élu, David, qui reçoit immédiatement l’onction et est appelé à remplacer Saül ; il encourra la colère de Saül, mais ce dernier, abandonné par la grâce divine, subira échec après échec dans sa tentative d’éliminer celui qui n’est pas un rival, mais déjà son vainqueur aux yeux de Dieu. Quoiqu’il ne soit pas à son tour privé de sa royauté, David sera sévèrement châtié par Nathan au nom de Dieu lorsqu’il commettra le meurtre et l’adultère [5], et devra faire pénitence tout en perdant l’enfant né de cette union criminelle. Dieu l’avait annoncé : le roi de Son peuple ne saurait être un tyran égoïste motivé par la puissance et les possessions. Le roi juge et gouverne sous le regard de l’Éternel, et sa conduite détermine, selon une justice transcendante, la réussite de son règne ; lorsque les descendants de David s’éloigneront progressivement de Dieu jusqu’à tomber dans l’impiété idolâtre, la royauté leur échappera, et tombera devant les empereurs de l’Est. La royauté du peuple élu est donc bien distincte de ce qu’elle est chez les nations.
Pour comprendre comment les nations païennes se représentent le roi, il n’est pas inutile de se tourner vers l’étymologie, qui indique quel sens les locuteurs du début de nos civilisations mettaient sous un mot abstrait. Ainsi, on remarque que de nombreuses langues indo-européennes (italiques, celtes, indiennes et germaniques) partagent un même mot pour désigner le roi : *h₃rḗǵs, déverbal d’un terme signifiant « diriger ». Il a donné rex en latin, rix en gaulois, rajan en sanskrit, et reich en allemand. Il est possiblement lié au verbe grec ἄρχω qui signifie « diriger », dont on considère que le mot arménien arkʿay, qui signifie aussi « roi », est un dérivé par emprunt. Quant au mot utilisé dans la plupart des langues germaniques pour désigner le roi, il s’agit de king en anglais, könig en allemand, et les mots qui signifient « prince » dans les langues slaves, comme kniaz en russe et knize en tchèque, descendent d’un emprunt au proto-germanique *kuningaz. Ce mot est fondé sur la racine kunją, qui a donné kin en anglais et en vieux-norrois, et qui signifie « famille ». Le roi est donc soit celui qui dirige, soit celui qui est à la tête d’un groupe réduit, d’un clan.
Si le roi est devenu progressivement une entité à part dans l’imaginaire notamment européen, il ne diffère pas en grand-chose d’autres chefs politiques et ethniques, que l’on appellerait « seigneur » aujourd’hui. On peut donc élargir cette étude à d’autres mots qui désignent celui qui exerce le pouvoir, pour constater que dominus et δεσπότης sont tous deux construits sur le vocable qui signifie « maison » dans leur langue, faisant d’eux le dirigeant d’une maison, c’est-à-dire d’une famille élargie. Quant à drihten , en vieil anglais, dont on retrouve des cognats en islandais et en suédois qui signifient « roi » ou « reine », il vient de l’idée de direction militaire, comme le dux latin ; le taoiseach irlandais, qui désigne aujourd’hui le premier ministre de la république, vient d’un mot signifiant « chef militaire ». Avant de recouvrir le sens prestigieux qu’il a dans l’esprit moderne, le mot « roi » est donc avant tout rattaché à une fonction politique et sociale, celle de diriger une communauté, de taille modeste.
Or, il ne fallut pas attendre les développements modernes de la technologie pour que, de minuscules territoires, les royaumes de nations devinssent des empires gigantesques, remettant même en question la possibilité de la gouvernance. Il en fut ainsi dès l’antiquité, en Égypte et en Mésopotamie, exemples fréquemment retenus en Occident, mais aussi, plus de cent ans avant le début de l’expansion de l’Empire romain, en Chine et en Inde, où la dynastie Han et les empereurs Mauryas dominèrent respectivement des territoires de millions de kilomètres carrés. La conquête fut le moyen, pour ce qui n’était qu’un chef local, de devenir le souverain de millions de vies, supprimables ou déplaçables au gré des besoins politiques et stratégiques, comme cela se vit dans l’Empire assyrien puis son remplaçant l’Empire babylonien. Les législateurs de Sparte, pour n’être pas des rois, ne s’en arrogèrent pas moins le pouvoir d’arracher les enfants à leurs parents dans le projet d’en faire des serviteurs exclusivement dévoués à la cité.
Comme par suite logique, le pouvoir fut progressivement revêtu d’un prestige qui dépassait largement celui de la fonction à laquelle il était attaché : le roi, protecteur militaire et pourvoyeur de subsistance (qu’on songe au mot lord en anglais, qui signifie initialement « gardien du pain » et se verra, à partir du Xe siècle, utilisé pour s’adresser à Dieu) est divinisé dans certaines civilisations, notamment dans l’Empire romain, où le César est déifié après sa mort. De même que l’homme païen se prosterne devant la foudre car elle est puissante, de même il se prosterne devant l’homme qui possède le pouvoir politique, voire le pouvoir absolu de vie ou de mort. Mort à celui qui entre en présence du roi de Perse sans y avoir été invité, comme le raconte le livre d’Esther [6] ; mort à ceux qui levaient les yeux sur le roi du Siam… Il y a peu de choses qui soient plus fondamentalement païennes que de faire d’un homme un dieu : c’est, peut-on dire, le cœur du fonctionnement politique de bien des sociétés pré-chrétiennes.
Or cette distinction radicale qui existe entre le roi et ses sujets n’est pas seule : elle est plutôt le sommet d’une pyramide dont la base serait, à l’instar des intouchables en Inde, constituée d’une sous-humanité vouée à la servitude. Dans sa défense passionnée du christianisme comme ferment historique unique de la charité dans les relations humaines et sociales [7], l’auteur américain David Bentley Hart montre à quel point ne pas être puissant, dans l’empire romain, signifiait aussi être privé de la noblesse et de la dignité humaine ; si l’on apprend encore aujourd’hui à l’école (dans certaines d’entre elles, du moins) que le marqueur de la tragédie classique est que ses personnages sont nobles, c’est que ce genre imite la tragédie antique, écrite par des auteurs pour qui il est évident que la grandeur de l’émotion est l’apanage d’une petite portion de l’humanité, en-dessous laquelle la vie n’est qu’un succédané amer.
La croissance rapide du christianisme au sein de l’empire romain et de certains de ses voisins fut, on le sait, liée étroitement au soin et à la sollicitude que témoignèrent les apôtres et leurs disciples aux hommes, de toute qualité et extraction, qu’ils côtoyèrent au cours de leur mission ; cette attention est toute chrétienne, car elle postule la radicale égalité qui existe entre chaque être humain, au-delà de son rang et de son statut. Il ne saurait y avoir de christianisme authentique sans la remise en question des hiérarchies fabriquées « de main d’homme » ; et, aussi consciemment qu’inconsciemment, l’oikouménéchrétienne en vint à abandonner le mépris barbare que ses ancêtres avaient eu pour leurs semblables éloignés. Il n’y avait plus, dès lors, de place pour la vénération d’un chef politique quasiment égal aux dieux, pas plus qu’il n’y en avait pour l’oppression des classes pauvres au nom de leur infériorité supposée.
Si saint Paul affirme qu’il faut obéir aux autorités politiques car leur pouvoir vient de Dieu [8], la tradition chrétienne a toujours lu cet avertissement à la lumière de la parole du Christ à Pilate [9] : « tu n’aurais aucun pouvoir sur moi s’il ne t’avait été donné d’en haut. » Ainsi, l’Église, tout en appelant à l’obéissance civique pour garantir la stabilité nécessaire à la vie humaine, subordonne le pouvoir terrestre à la volonté de Dieu, et, partant, comme la suite du discours de saint Paul le montre, au service du bien commun. Cela eut des conséquences directes sur le rapport à l’autorité politique, dans une certaine mesure, comme l’attestent les premiers récits martyrologiques : ainsi des nombreux soldats de l’Empire qui, pour serviteurs zélés qu’ils étaient, refusaient de vénérer l’empereur comme un dieu, et furent torturés et tués pour cela. Il ne s’agit pourtant pas d’idéaliser les premiers temps chrétiens, et, parmi les premiers Césars chrétiens, il y en eut qui cherchèrent à se donner l’image d’un saint comme leurs prédécesseurs se faisaient placer au panthéon ; cela ne témoigne pas d’autre chose que de la difficulté de la tâche proprement chrétienne, qui est de réformer et de tourner vers Dieu l’humanité, dans son incarnation individuelle comme culturelle. En outre, accueillis par l’Empire dans leur fuite vers l’ouest, bien des tribus germaniques instaurèrent en leur propre sein le culte de l’autorité impériale, que leurs chefs récupérèrent ensuite à leur propre compte à la chute de celle-ci en Occident.
Peut-être n’insistera-t-on jamais assez sur ce qui donna au Moyen-Âge occidental sa spécificité en temps que période historique et en tant que civilisation : suite aux déstabilisations provoquées par l’afflux massif de populations guerrières à l’intérieur de l’Empire, et aux conflits qui en naquirent, c’est tout simplement l’infrastructure qui permettait la gestion d’un espace aussi étendu qui s’effondra. Les royaumes qui s’établirent, des îles britanniques à l’Italie, n’avaient pas les dimensions de l’entité précédente, et restèrent divisés en plus petites unités clientes des chefs de guerre les plus puissants : ni le royaume des Francs ni ses instables subdivisions entre héritiers concurrents (Neustrie, Austrasie…) ne furent le véritable échelon politique. Dans bien des cas, ce fut l’évêque de la ville, seule figure d’autorité présente en permanence, qui régit le territoire, cette gouvernance faisant parfois même l’objet d’une transaction officielle entre un laïc et un clerc. De la sorte, on peut dire que l’élément central dans le monde médiéval tel qu’il se fait jour en Europe occidentale est la taille relativement restreinte de l’espace politique, qui axait mécaniquement la vie humaine sur un horizon local.
Et même lorsque les Carolingiens s’imposèrent sur la majeure partie de ce qui allait devenir l’Europe, le système politique reposa plus sur l’hommage d’un vassal à son suzerain que sur la gouvernance centrale. Les missi dominici avaient une fonction de contrôle de l’administration du territoire, mais les dépositions de souverains locaux sont rares dans l’histoire de l’Empire carolingien et de ses avatars plus tardifs. L’unité d’un territoire se manifestait donc plutôt par le serment personnel d’un seigneur à un autre, qui signalait la volonté de concorde et de solidarité, pour le plus grand bien des sujets des territoires ainsi promis à la paix et à la protection. Au sommet de ce système qui se hiérarchisa ensuite de manière plus stricte, le roi ou l’empereur était une figure tutélaire, et le garant de l’équilibre entre les forces en présence, intérieures comme extérieures. Il ne s’agit pas ici de sanctifier et d’idéaliser une époque de l’histoire de France, ce qu’il serait difficile de faire à contre-courant de tous les signes des conflits et troubles qui agitèrent son territoire : pour autant, en plaçant les territoires dans des relations de hiérarchie souple et de fidélité personnelle entre souverains, la féodalité telle qu’elle fut finalement dessinée sous les Carolingiens permit une grande stabilité intérieure dans l’ancien royaume des Francs.
Il serait illusoire de penser pour autant que rien ne changea par la suite dans l’Occident médiéval, car la conception de la royauté connut des évolutions majeures à partir du Moyen-Âge central. Le premier mouvement de ces mutations peut être identifié à l’apparition du sacre dans l’intronisation d’un nouveau souverain : on considère que ce geste, issu, comme on l’a vu, de la symbolique biblique, serait apparu premièrement dans l’Espagne wisigothique ; à la faveur de la fuite des chrétiens de ce royaume devant les invasions mahométanes du VIIIe siècle, l’idée en aurait été diffusée, avant d’être reprise par Pépin le Bref. Celui-ci, issu d’une des plus grandes familles de l’aristocratie franque, n’en était pas moins étranger à la dynastie mérovingienne issue de Clovis : c’est pour asseoir la légitimité d’un pouvoir que sa famille possédait déjà en pratique depuis longtemps que Pépin se fait sacrer par un ou plusieurs évêques (l’identité desquels ne fait encore l’objet que de conjectures). On peut, à tout le moins, observer ici que, pratiqué irrégulièrement dans un seul royaume chrétien pendant le Haut Moyen-Âge, puis utilisé par les Carolingiens et leurs descendants de manière systématique dans leurs domaines, le sacre n’est pas consubstantiel à l’idée de roi chrétien, d’un point de vue historique.
Probablement extrapolé des écrits de saint Isidore de Séville sur la royauté chrétienne, le sacre du roi Wamba en 672 est plus le résultat de l’union entre une royauté encore fragile et l’Église, toujours pressée de donner au peuple la stabilité dont il a besoin ; cette alliance se retrouve dans les conditions de l’accession de Pépin le Bref au statut de roi sacré. Or, le sacre du roi d’Israël, dans la typologie biblique, annonce le Christ, vrai Roi de l’univers, juste Juge des vivants et des morts. Le sacre de Saül et de David ne préfigure pas la régence d’une terre parmi les autres, mais la royauté spirituelle et téléologique du Christ sur Israël, c’est-à-dire, dans les termes du Nouveau Testament, sur l’humanité tout entière, appelée à rejoindre l’Église. L’onction, par suite, a été donnée à chaque chrétien, comme « sceau du don du Saint Esprit », selon la formule du rite byzantin du sacrement de la chrismation : c’est chaque fidèle, dans l’alliance nouvelle, qui est oint à l’image du Christ, et qui devient une image du Christ en ce monde. Sacrer par surcroit le roi avec la même huile (celle des catéchumènes dans le Saint Empire, le saint Chrême en France) n’est donc pas sans poser un problème théologique et anthropologique ; on voit bien à quel point la sacralisation de la personne du roi, qui ne fit qu’aller croissant par la suite, tient sur des fondements fragiles.
Dans son ouvrage sur l’exercice du pouvoir à Constantinople [10], Antoine Kaldellis prend le contre-pied de l’idée communément répandue en Occident d’une confusion totale entre le spirituel et le temporel dans l’Empire byzantin : si les empereurs eurent effectivement un pouvoir démesuré sur l’Église (ce qui dégénéra bien vite lors de la crise iconoclaste, plus encore que lors de l’épisode monothélite), la hiérarchie de l’Église n’eut pas la réciproque. Le geste du sacre n’apparut que très tardivement dans l’Empire, qui ne connut jamais vraiment l’idée du droit divin du souverain. De la sorte, la société civile put déposer des empereurs, parfois pour des raisons religieuses : dénué de l’aura de l’élection divine, le souverain était reconnu comme possédant l’autorité non pas parce qu’il avait été choisi personnellement par Dieu, mais parce que Dieu a voulu qu’il y ait un souverain. C’est là le sens le plus précis que l’on peut attribuer au discours de Paul sur l’autorité politique, qui, en soi, est bonne, mais dont le maniement par une personne donnée est conditionné à la poursuite du bien commun.
Et si l’absence de caractère sacré dans la personne de l’empereur produisit certes une instabilité dommageable à l’Empire à travers les mille ans de son existence, ce qui empêche de considérer que ce modèle politique est idéal, on ne peut néanmoins faire l’économie d’un questionnement sur les développements ultérieurs de la conception occidentale du roi. D’un droit qu’on pourrait qualifier de « sacré » encore à la fin du Moyen-Âge, on commence à s’orienter vers un droit « divin », l’Église ne permettant plus de rassembler, une fois l’Occident divisé entre catholiques et protestants. D’une royauté conférée par la médiation de l’Église, et, par-là, sous son contrôle, on passe à une royauté reçue directement de Dieu, c’est-à-dire comme débarrassée de ses attaches humaines. Il y a là une ressemblance frappante avec le sens réel qu’il faut donner à la locution de « monarchie absolue », et c’est bien, à la faveur du développement de l’État moderne qui prend son essor dès le XIVe siècle, le sens du mouvement long qui se déploie vers le rassemblement de toute l’autorité en la personne du roi. Loin d’être deux choses radicalement différentes, ces deux conceptions auront en fait été la suite logique l’une de l’autre.
Cela coïncide avec tous les autres aspects de la centralisation politique : la centralisation des institutions, dans laquelle c’est le souverain qui nomme les évêques, et la centralisation des territoires, puisque c’est à partir de la fin du Moyen-Âge que le domaine royal s’étend aux dépens de fiefs voisins, jusqu’à devenir l’état de grande taille que nous connaissons aujourd’hui. Il est de bon ton, et par ailleurs tout à fait justifié, de critiquer la révolution pour les découpages souvent arbitraires qu’elle a faits dans la carte de France, brisant l’unité séculaire de certaines provinces et fabriquant des départements de patchwork ; pourtant, il suffit de regarder l’évolution des cartes des provinces de Guyenne, de Gascogne et de Languedoc sous l’Ancien Régime pour s’apercevoir que la cohérence historique et territoriale n’était déjà pas le premier des soucis des monarques absolus. Cela fut porté jusqu’à l’absurdité de titres donnés par le souverain à ses enfants et ses proches, correspondant à des territoires effectivement en sa possession, mais où les titulaires ne mirent presque jamais les pieds, et qu’ils ne gouvernèrent jamais.
À tous les points de vue, le monde moderne tel qu’il advient au sortir du Moyen-Âge est celui de la guerre entre nations : guerres d’Italie, guerre de Trente Ans, et la liste peut continuer jusqu’en 1945 (et même au-delà, à rebours des lieux communs sur la paix apportée par la construction européenne), sans qu’aucun changement de régime n’y ait mis fin. Bien au contraire, après la fin de l’Ancien Régime, le nouveau monarque s’intitula empereur, renouant avec l’imagerie de l’antiquité romaine, et la logique coloniale prit un essor décisif. Le retour d’une conception expansionniste et déséquilibrée du pouvoir était consommé : si la personne du souverain, quel qu’il ait été, en fut d’abord le centre, ce fut ensuite l’identité nationale, vue comme irréconciliable à celle des voisins qui en fut le moteur. On parlait au XXe siècle de France comme d’un principe intangible, en oubliant qu’il s’agissait d’un pouvoir parisien sur lequel étaient réglés d’innombrables territoires différents, qui finissent aujourd’hui de se vider de toute vie humaine et culturelle authentique. Le roi moderne, à bien des égards, est plus proche de ce genre de pouvoir que de son homonyme médiéval.
[1] 1 Sam 8, 4
[2] 1 Sam 8, 11-18
[3] On verra ici un des nombreux signes de l’autonomisation progressive du peuple d’Israël qui commence avec l’Exode : l’Éternel ne parle plus directement au dirigeant du peuple (Abraham, les Patriarches puis Moïse et Josué), mais à des élus qui doivent ensuite transmettre la parole divine à des dirigeants, lesquels sont libres de la recevoir ou non.
[4] 1 Sam 15, 10
[5] 2 Sam 12, 1
[6] 4, 11
[7] Hart, David Bentley, Atheist Delusions, The Christian Revolution and Its Fashionable Enemies, 2009, Yale University Press
[8] Rom. 13, 1
[9] Jn. 19, 11
[10] Kaldellis, Anthony, The Byzantine Republic : People and Power in New Rome, Harvard University Press, 2015
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