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Si l’un des objectifs du Pape est de nous bousculer, il y parvient efficacement. Celui qui a trouvé dans ce texte ce qu’il y attendait l’a très sûrement mal lu. Il est donc impossible d’en faire un commentaire lisse, comme de nombreux médias catholiques se sont échinés à le faire, pour défendre à tout prix l’Église institutionnelle et terrestre que Sa Sainteté elle-même critique si vivement. Par exemple, malgré l’avertissement liminaire du § 7, qui veut précisément nous prémunir d’une lecture trop hâtive, j’ai été moi-même frappé d’emblée par l’imprécision du style. Des mots extrêmement chargés étymologiquement et philosophiquement paraissent employés avec une désinvolture sinon coupable, du moins indigne du Vatican – où l’on ne semble plus savoir ni le français ni même le latin. Les exemples ne sont pas moins triviaux : le Pape cite ainsi Martin Luther King et le film Le Festin de Babette sans se soucier outre mesure d’une certaine conception de la dignité pontificale. Mais au chapitre VI, dédié aux « agents pastoraux » (§ 7), j’ai enfin retrouvé ce langage pur comme la colombe et prudent comme le serpent que connaissent tous les lecteurs attentifs de bulles en tout genre. Forcé de revenir sur ma première impression, il me faut bien reconnaître que ce texte est un centon remarquablement bien tissé : ses chapitres n’appartiennent pas tous au même genre et ils doivent donc être lus comme tels. Ce constat en appelle deux autres : les lectures exclusivement « doctrinales » comme « spirituelles » manquent nécessairement l’hétérogénéité fondamentale de l’oeuvre ; il convient donc de lire cette exhortation petit à petit, chapitre par chapitre, plutôt que de bout en bout.
Le premier chapitre, À la lumière de la Parole, veut fonder l’exhortation en Dieu. Loin toutefois de prétendre donner à son propos une assise théologique – à la manière de la majorité des écrits romains [1] –, le Souverain pontife se « contente » de nous emmener dans la maison biblique, dans la famille biblique, dans le couple biblique. Si on on accepte de « [franchir] le seuil de cette maison sereine » (§ 9) avec l’évêque de Rome, on trouvera dans celle-ci une « compagne de voyage » (§ 22) grâce à la méditation du psaume 128. Le § 21 mérite particulièrement d’être mentionné et lu.
Le deuxième chapitre, La Réalité et les Défis de la famille, est un constat de la situation actuelle de la famille. Exhaustif, en raison de la bienveillance du Saint-Père, il est aussi sévère, en raison de sa paternité. Il nous invite à l’autocritique (§ 36 – 37). Soit.
Il faut attendre le troisième chapitre pour lire le rappel épistémologique, social, doctrinal et théologique qu’on attendait dans le premier chapitre. C’est un chapitre obligatoire, une paraphrase du Catéchisme de l’Église Catholique, dont l’intérêt réside principalement dans sa position dans l’économie de l’exhortation.
Le quatrième chapitre, L’Amour dans le mariage, est le « coeur », au sens le plus fort du mot, de cette exhortation ; il contient d’ailleurs le paragraphe « programmatique » (§126), lequel explicite le titre de l’encyclique. C’est le coeur : n’y cherchez donc pas le squelette. À grand renfort des papes antérieurs (§ 147, 150, 151), Sa Sainteté François justifie son épanchement [2] devant les rubricistes pointilleux et les journalistes dubitatifs, dans la grande tradition augustinienne : Dilige et quod vis fac. Le chapitre s’ouvre sur un commentaire aussi exégétique que concret de l’hymne paulinien à la charité [3], truffés d’exemples quotidiens dans lesquels tous se reconnaîtront – plus d’une fois – et de conseils dont tous pourront tirer profit, en particulier mes prochains les plus directs, s’ils goûtent cette amphibologie. Si brûlant qu’il soit, ce chapitre est le plus déroutant de tous, car il est le plus personnel. Quand bien même la première personne disparaîtrait tout à fait, le voile dont le pape se couvre le manifeste davantage. À l’instar du pèlerin d’Emmaüs il y a deux mille ans, le Vicaire du Christ nous explique les Écritures masqué, mais nous l’avons reconnu.
Le cinquième chapitre, L’Amour qui devient fécond, est le prolongement naturel du précédent. Je ne saurais que trop le recommander à ceux qui désirent, attendent ou élèvent un enfant. Cependant que le chapitre progresse, le successeur de Pierre abandonne son bâton de pèlerin pour retrouver sa férule de pasteur.
C’est le patron du synode qui prend le contrôle du sixième chapitre. Que dire sans refaire le débat parallèle au synode ? En somme, il faut intégrer tout le monde, mais rien ne change fondamentalement. S’il y a une parole claire sur les divorcés-remariés, elle est dans le § 242 (dans le chapitre particulièrement destiné aux autorités pastorales, c’est-à-dire celles qui devront opérer le discernement évoqué dans les § ultérieurs qui ont été relevés par des « vaticanistes » plus pressés qu’avisés), confirmée par le § 300. En fin de compte, si la fraternité et la miséricorde manquent – mais elles manqueront toujours malheureusement – dans l’intégration des personnes blessées dans leur vie de couple, il n’y a qu’une recommandation pastorale qui soit réellement bancale, c’est celle qui répond à un problème autrement plus compliqué, du moins intellectuellement : le mariage mixte.
Le septième chapitre, Renforcer l’éducation des enfants, est consacré à l’éducation des enfants, à l’aune d’un principe rappelé plusieurs fois par le Pape – et auquel il faudrait consacrer un article entier – : « le temps est supérieur à l’espace » (§ 3 et 291).
Le huitième chapitre, Accompagner, discerner et intégrer la fragilité, est rusé, autoritaire et miséricordieux, dans le plus parfait style post-conciliaire de François. Il mêle subtilement les exhortations à la miséricorde avec les rappels doctrinaux. On ne sait d’ailleurs, dans l’intention du Saint-Père, si celles-là viennent adoucir celles-ci ou si celles-ci doivent contenir celles-là. Malgré sa complexité, c’est le chapitre le plus important : d’après le préambule, il doit être lu en priorité, avec attention. Il n’est sûrement pas inutile de relever que dans la synthèse d’Amoris laetitia adressées aux évêques par S.E. Lorenzo cardinal Baldisseri [4], les sept premiers chapitres sont réputés « introductifs » [5], et ont pour vocation de rendre compte du « magnifique polyèdre » (§ 4) que fut le Synode. Le lecteur attentif doit donc le lire après tous les autres pour le comprendre pleinement. Et puisqu’il est déjà difficile à lire, il est encore plus difficile à résumer.
Il est d’abord une adresse directe et miséricordieuse (§ 309) à tous les chrétiens quelle que soit leur situation, pour une intégration progressive (§ 296) dans la communauté chrétienne, en dépit de l’effet supposé [6] des règles canoniques, jamais suffisantes dans les détails de la vie humaine (§ 303, 304), qui sont parfois des pierres lancées à la vie des personnes (§ 305), sans que celles-ci doivent pour autant être modifiées (§ 300, 307). Cette adresse veut trouver comme médiateurs les lecteurs (§ 310) de cette exhortation, appelés à un sursaut – sinon une épectase – vers les déshérités du mariage.
En tout cas, il est indéniable, comme le rappelle le Souverain-Pontife, que les chrétiens doivent faire preuve d’un effort fraternel et pastoral vers les personnes blessées dans leur vie conjugale (§ 291, 293). Mais cela doit être fait par égard pour chaque personne et sa souffrance, non par égard pour des unions qui seraient « analogues » au mariage dans une certaine mesure. Pourtant, le pape François soutient l’existence de cette analogie (§ 292, 294, 298). Quand bien même certains y liraient un dépouillement franciscain de la casuistique jésuite [7], le glissement — en puissance et tendancieux — d’une loi de la gradualité à la gradualité de la loi (malgré le § 295) au sujet d’un sacrement objectif [8] confondrait même le plus habile et le plus affable des amis de Port-Royal. Il n’y a qu’une union analogue au mariage chrétien, c’est le mariage, dont il procède d’ailleurs, et qui, pour des chrétiens, se définit par opposition au concubinage dès saint Augustin [9]. « Mariage » et « mariage chrétien » : cela tombe bien, c’est le même mot (« mariage »), et ce mot recouvre toutes les unions analogues au mariage chrétien. Alors, pourquoi ne pas l’utiliser ? Mais les § 297 et 299, qui reprennent les recommandations du synode, renouent heureusement avec les personnes (plutôt qu’avec les « unions »), vraies destinataires et bénéficiaires du soutien et de la reconnaissance de l’Église. Les naïfs pourront déceler un dépouillement quelconque qui rendrait notre rapport au monde plus direct ; les cyniques s’étonneront que les premiers jugent ce flou savamment entretenu plus audible ; le chrétien se souviendra que bonté et vérité se rencontrent, que justice et paix s’embrassent (Ps. 85), et que je m’en sors comme un pape ! Car il est bien malaisé de s’en sortir par le haut sans les outils théologiques comprenant ensemble morale et miséricorde qu’appelle le Pape de ses vœux (§ 311, 312).
Que les doctrinaux se rassurent donc : il n’y a aucune rupture dans l’exhortation apostolique, même si le Saint-Père cultive une certaine ambiguïté dont il est difficile de comprendre la raison. Deux tendances sont ainsi à contrarier : celle qui compte retirer au sacrement son objectivité essentielle ; celle qui veut conférer à toutes les unions une reconnaissance ecclésiale. Du reste, ce n’est pas le travail des rédacteurs ni des lecteurs du R&N d’affronter sur ces questions des théologiens mitrés ; il nous incombe bien davantage d’encourager les personnes fidèles à leur mariage, d’aider les mères seules qui ne s’en sortent pas, ou encore de soutenir les pères éloignés de leurs enfants.
Si les lecteurs du huitième chapitre se demandaient comment rendre le discours de l’Église plus audible, qu’ils lisent plutôt le neuvième chapitre, Spiritualité matrimoniale et familiale, qui les appellera, pour faire bref, à être « témoins par rayonnement » selon la formule de Marthe Robin.
[1] Et à la différence notable du texte de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi, À la recherche d’une éthique universelle.
[2] Employé au sens de Ca I, 2-3.
[3] 1 Co XIII, 4-7.
[4] Secrétaire général du synode des évêques
[5] Cf. Préambule de la synthèse.
[6] Les règles canoniques peuvent donner l’impression d’être coercitives, effrayantes, imposantes, définitives, etc., sans qu’elles le soient réellement
[7] En se référant sûrement à la condamnation pontificale de ladite casuistique au § 304.
[8] Car telle est la nature des sacrements, rappelée par Mgr Minnerath à Famille Chrétienne, quand bien même les situations des uns et des autres divergeraient, comme le précisent avec beaucoup de délicatesse les § 300, 301, 302 et 308
[9] De Bono conjugali 5, 5 : le mariage est pour la vie par la fidélité et la fécondité ; le concubinage ne l’est pas.
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