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[EX-LIBRIS] Mario Vargas Llosa, La civilisation du spectacle : un regard juste mais mal structuré

« Les foules vont se précipiter, au besoin en se bouchant le nez, devant les œuvres du jeune Chris Ofili, âgé de vingt-neuf ans [1], élève du Royal College of Art, star de sa génération au dire d’un critique, qui monte ses sculptures sur des socles en bouse d’éléphant solidifiée. Ce n’est pas de cette particularité, cependant, que les tabloïds ont fait leurs gros titres, mais de sa blasphématoire composition Sainte Vierge Marie, où la mère du Christ apparaît entourée de photos pornographiques. »

(Mario Vargas Llosa [2])

« Le beau est difficile. »

(Platon [3])

L’écrivain allemand Friedrich von Schiller, pour lequel l’expérience de la beauté n’était pas seulement esthétique, mais aussi morale, affirmait dans De l’utilité morale des mœurs esthétiques que « les âmes grossières, dénuées à la fois d’éducation morale et d’éducation esthétique, reçoivent immédiatement la loi de l’appétit et n’agissent que selon le bon plaisir de leurs sens. Les âmes morales, mais à qui manque la culture esthétique, reçoivent immédiatement la loi de la raison, et c’est uniquement par égard pour le devoir qu’elles triomphent de la tentation. Dans les âmes esthétiquement épurées, il y a de plus un autre mobile, une autre force, qui plus d’une fois supplée à la vertu quand la vertu est absente, et qui la rend plus facile quand on la possède. Ce mobile, c’est le goût. » [4]

Définir le périmètre de la culture ou, du moins, de la culture véritable, ce sujet est âprement débattu à l’époque contemporaine sans, pourtant, que l’exercice, qui occupe les philosophes depuis l’Antiquité, soit particulièrement nouveau. Au cœur de ce débat, il y a l’articulation entre l’art et le beau, puisque le périmètre de ces deux catégories ne coïncide pas : pour reprendre l’exemple le plus fréquemment cité, une belle canaille, pour être belle, n’en est pas généralement pour autant une œuvre d’art alors qu’à l’inverse, pour d’autres, l’art n’exclut pas forcément la laideur.

Ce sont pourtant des considérations beaucoup plus terre-à-terre qui animent le dernier à se prêter à cet exercice : le prix Nobel de littérature Mario Vargas Llosa. Cet ancien chantre de Fidel Castro, qui se présenta ensuite, sous une étiquette de centre-droit, à la présidence de la République de son pays d’origine, le Pérou, est surtout soucieux non pas tant de définir le rapport du beau avec l’art que de savoir s’il existera encore longtemps des gens cultivés. Cet auteur de plus d’une vingtaine d’ouvrages s’est en effet contenté de se poser la même question que Schiller et, ce faisant, a fortement déplu au New York Times. Le quotidien de référence de l’élite de la côte Est américaine résume ainsi l’avis que suscite sa dernière collection d’essais, La civilisation du spectacle :

« [Le livre] commence par parcourir la littérature du déclin culturel, […] avant de dégénérer vers une série de pétards consacrés au mahométanisme, à l’Internet, à la prééminence de la sexualité sur l’érotisme et à la multiplication du journalisme jaune [5]. Héritier, à sa façon, des théories de Guy Debord, théoricien du situationnisme et auteur, déjà, d’un prophétique La société du spectacle, et aussi de Jacques Derrida, il critique vivement le modèle social dominant que leurs analyses critiques n’ont pas empêché d’installer son hégémonie, cinquante ans plus tard [6]. »

La bien-pensance a-t-elle d’autorité aboli la distinction entre gens cultivés et gens incultes ?

Mario Vargas Llosa puise l’essentiel de son inspiration dans l’analyse faite plus de soixante ans avant lui par l’écrivain anglais d’origine américaine T. S. Eliot, qui ne voyait « aucune raison pour que la décadence de la culture ne se poursuive et que n’advienne un temps, plus ou moins long, dont on dira qu’il manque de culture » [7]. Eliot considérait que le fait que la culture soit le « haut patrimoine d’une élite » était la « condition essentielle de la préservation de la qualité de la culture de la minorité pour qu’elle continue d’être une culture minoritaire. » [8]. Il en découlait que la classe sociale (mais il était question, pour Eliot comme pour Vargas Llosa, d’une classe ouverte, — même s’il s’agissait d’une exception et non de la règle, — et non d’une caste absolument fermée) était « une réalité qui doit être préservée car c’est en elle que se recrute et se constitue cette caste ou promotion qui garantit la haute culture » [9]. Ses courroies de transmission principales ont été la famille et l’Église, puisque aussi bien la religion « donne un sens apparent à la vie, fournit le cadre pour la culture et protège la masse de l’humanité de l’ennui et du désespoir » [10]. Eliot remarquait enfin que seule une culture chrétienne aurait pu produire Voltaire ou Nietzsche, observant qu’il ne croyait pas que la culture européenne pût survivre à la disparition du christianisme [11].

Mario Vargas Llosa cite ensuite, pour reconstituer l’évolution de la pensée contemporaine sur l’évolution de la culture, l’écrivain anglo-franco-américain George Steiner, spécialiste de littérature comparée, selon lequel le silence de Eliot sur l’Holocauste et son antisémitisme mal refoulé disqualifieraient son analyse qui reposerait, en dernier ressort, sur un « pari sur la transcendance » difficile à accepter [12]. Steiner se montre peu friand des lignes de démarcation sociale dont Eliot faisait la condition nécessaire de l’existence de la culture véritable et qui se sont, en tout état de cause, effondrées à l’époque contemporaine, ouvrant ainsi la voie selon lui au procès de la culture humaniste élitiste traditionnelle :

« De quelle utilité la grande tradition humaniste a-t-elle été aux opprimés de la collectivité ? De quel secours face à la montée de la barbarie ? » [13]

Guy Debord, dans La société du spectacle [14], fustige la réification des individus qui résulte du fétichisme de la marchandise — généralement composée de biens superflus — déjà qualifiée par Karl Marx d’« aliénation » et aboutissant en dernier ressort, au grand dam de ce marxiste qu’était Debord, à la « déprolétarisation » des travailleurs, conduisant ces derniers à cesser de lutter contre l’hégémonie de la classe dominante. Vargas Llosa reproche à Debord, tout en reconnaissant que certaines de ses analyses coïncident avec les siennes [15], le caractère essentiellement économique, plutôt que culturel, de sa thèse, soulignant qu’il a l’intention, lui, de considérer la culture,

« non comme simple épiphénomène de la vie économique et sociale, mais comme une réalité autonome, faite d’idées, de valeurs esthétiques et éthiques, d’œuvres d’art littéraires en interaction avec la vie sociale, et qui, au lieu de reflets, sont souvent source des phénomènes sociaux, économiques, politiques, voire religieux [16]. »

Mario Vargas Llosa se penche ensuite sur les travaux de Gilles Lipovetsky et Jean Serroy qui, dans La culture monde. Réponse à une société désorientée [17], soutiennent que l’émergence à notre époque d’une culture globale de masse, produit de la globalisation des marchés et de la révolution technologique, fédère des individus issus des cinq continents. Ils notent aussi et surtout que, à l’inverse de ce qui était autrefois tenu pour culture, cette culture a cessé d’être élitiste et a pour seul objectif de divertir — en privilégiant l’image et le son à la parole — en l’absence de toute barrière à son accès. Vargas Llosa tient cette évolution pour exacte, mais conteste qu’il soit justifié, s’agissant de ces produits de masse, de les qualifier de biens culturels dont la valeur intrinsèque serait équivalente à celle des bien culturels dans l’acception traditionnelle du terme ; il estime qu’ils ressortissent au mieux à un très superficiel « art des distractions » [18].

Les essais culturels passés en revue par Mario Vargas Llosa se concluent par celui de Frédéric Martel, Mainstream. Enquête sur la guerre globale de la culture et des médias [19], qui illustre pour lui jusqu’à la caricature la décadence culturelle contemporaine. Cet ouvrage est composé uniquement d’interviews et s’abstient de parler d’un seul livre, sauf le Da Vinci Code de Dan Brown : « ni de peinture, de sculpture, de musique ou de danse classiques, ni de philosophie ou d’humanités en général, mais exclusivement de films, programmes de télé, jeux vidéo, mangas, concerts de rock, pop ou rap, vidéos et tablettes, et des “industries créatives” qui les produisent, les patronnent et en font la production, c’est-à-dire des divertissements grand public qui ont remplacé, et au final enterreront la culture du passé [20]. »

Constatant, — et reprenant en cela l’analyse de Schiller, — qu’alors que, « […] à toutes les époques historiques, jusqu’à la nôtre, il y a eu dans la société des gens cultivés et des gens incultes et, entre ces deux extrêmes, des personnes plus ou moins cultivées ou plus ou moins incultes, […] aujourd’hui, tout cela a changé. La notion de culture s’est tellement étendue que, bien que personne n’ose le reconnaître explicitement, elle s’est estompée. […] Parce que plus personne n’est cultivé si tout le monde croît l’être ou si le contenu de ce que nous appelons culture a été dépravé de telle sorte que tous puissent croire, à juste titre, qu’ils sont cultivés [21]. »

L’abolition de toute notion d’objectivité esthétique, au profit éphémère de l’attention médiatique, tout particulièrement dans le secteur de l’art contemporain

Les essais suivant l’introduction sont consacrés, dans un certain désordre non exempt de répétitions, à dénoncer pêle-mêle diverses déclinaisons — toutes rendues possibles par la suppression précitée de la distinction entre culture et inculture et, au sein de la culture, de l’abolition de toute hiérarchisation des savoirs [22] — de la charlatanerie de ceux qui attirent l’attention de l’opinion, ayant compris que cette démarche suffisait à garantir le succès bien plus sûrement que le mérite artistique dans son acception traditionnelle :

« Le seul critère communément admis aujourd’hui pour les œuvres d’art n’a rien d’artistique ; c’est leur cote, soumise aux interventions et manipulations d’une mafia de galeristes et de marchands et relevant, non du goût ou de la sensibilité esthétiques, mais d’opérations publicitaires, de marketing, voire de la pure et simple arnaque [23]. »

La principale conséquence de cette évolution est l’incapacité dans laquelle se trouvent la plupart de ces compositions à atteindre un degré d’excellence qui ne meure pas avec le temps. On peut craindre, en effet, que les morceaux de viande avariée enfermés dans des caissons de verre en compagnie de mouches vivantes, dont les bourdonnements étaient diffusés par des hauts parleurs, décrits par l’auteur [24] et sur lesquels, à sa stupéfaction, la critique s’était extasiée, ne soient pas pareillement admirés par les générations futures comme le sont aujourd’hui les œuvres de Shakespeare, Rembrandt ou Mozart [25].

Mario Vargas Llosa relève très justement, dans le chapitre consacré aux arts plastiques, la difficulté supplémentaire induite par la part très importante (par rapport à celui de la littérature) qu’a prise la subjectivité dans le domaine de l’art contemporain, système « gangrené jusqu’à l’os [dans lequel] il n’est pas rare de voir les artistes les plus doués ne pas trouver le chemin du public du fait de leur intégrité ou, tout simplement, de leur inaptitude à se battre dans la jungle corrompue où se décident les succès et les échecs artistiques [26]. »

L’existence à notre époque de nombreux spécialistes techniquement compétents ne garantit pas la survivance à travers le globe d’une élite ayant en partage un regard commun sur la culture

Dans un passage particulièrement lucide, Mario Vargas Llosa met en exergue la vacuité culturelle de la mondialisation des techniques et des savoirs. Sans méconnaître ses bienfaits, il nous invite à ne pas confondre le niveau culturel de notre époque avec celui du progrès scientifique très élevé auquel il est parvenu. Il souligne que ce dernier est l’œuvre de spécialistes et non d’individus cultivés. Il observe qu’il induit de surcroît, en raison du degré de spécialisation aigu auquel il nous contraint, des difficultés de communication. Ces dernières vont désormais de plus en plus à l’encontre des passerelles entre gens fort divers que permet ou permettait selon lui, quand la vraie culture existait encore, le dénominateur commun entre élites cultivées représentées par elle [27].

De ce point de vue, le regard de Vargas Llosa sur notre époque rappelle celui de Stefan Zweig sur l’Europe de l’immédiat avant-guerre dans Le monde d’hier, avec son cri de détresse face à l’effondrement de la civilisation européenne, reposant sur des valeurs aristocratiques et bourgeoises partagées, qui régna entre le traité de Vienne de 1815 et la Première guerre mondiale.

Une analyse affaiblie par des répétitions et des contradictions

Pour autant, malgré l’intérêt de ses analyses, l’ouvrage de Mario Vargas Llosa est d’une lecture difficile. L’absence de colonne vertébrale de La civilisation du spectacle, composé d’un assemblage sans fil conducteur de textes écrits sur des sujets divers, est assez décourageante. De plus, comme le remarque Malcolm Forbes, certains des jugements de valeur de Vargas Llosa sont discutables :

« Il fait l’impasse sur Damien Hirst, qualifié de “fournisseur d’esbroufe extraordinaire”, mais se montre flatteur pour Marcel Duchamp, “génie incontestable” ». Le requin dans du formol du premier [28] ne relève pas de l’art mais d’une “insolente escroquerie”. L’urinal du second trouve grâce (« un génie, sans aucun doute ») à ses yeux [29] pour sa « valeur provocatrice ». Des affirmations décousues et quelque peu démodées sur l’art moderne laissent la place à des généralisations outrancières sur l’avenir de la littérature. “Bien entendu, le Web peut stocker Proust, Homère, Popper et Platon”, écrit-il, “mais il serait difficile d’imaginer que leurs œuvres auront beaucoup de lecteurs par la voie digitale.” Le serait-ce vraiment ? Les auteurs classiques serait-ils incompatibles avec la technologie moderne, échappant à l’attention des lecteurs en ligne [30] ? ».

Vargas Llosa fait l’impasse sur la distinction entre le beau et l’utile, bien comprises par les philosophes de l’Antiquité comme par les scolastiques

Mais surtout, Mario Vargas Llosa, qui cite Platon et Aristote à propos du sport [31], ne tente à aucun moment, comme ils l’avaient fait, de définir objectivement le périmètre de la culture ou de l’art, se contentant de fonder sa critique de l’abaissement culturel contemporain sur un glissement de l’art vers le divertissement, induit par un égalitarisme dévoyé. Certes, chaque époque, depuis l’Antiquité, a été marquée par les écrits de ceux qui se plaignaient de la disparition des acquis artistiques ou littéraires développés dans le passé. Mais les prédécesseurs de Vargas Llosa nous fournissent la clef d’une omission regrettable de l’auteur de La civilisation du spectacle : ils ont pris la peine de définir le périmètre de la culture, ou de l’art, rapporté à celui du beau.

On sait que pour Platon, le beau est associé au vrai et au bien au sens le plus élevé. Aristote, autant que Platon, se rend compte du plaisir que procurent les œuvres d’art, mais il n’en tire pas les mêmes conséquences politiques. Pour Aristote, les belles choses sont appelées belles soit à cause de l’utilité, soit à cause du plaisir qu’elles procurent, d’où la distinction qu’il fait entre les beaux-arts et l’art de l’utile [32].

Comme le relève Karel Svoboda [33], l’art est donc à entendre chez Aristote au sens général de τέχνη, qui s’étend à l’art de gouverner ou à l’art militaire. Son périmètre comprend, notamment, la sculpture, la peinture, la musique, la poésie, l’architecture, la tissandrie la cordonnerie, l’art culinaire, la médecine, la stratégie ou art militaire, la grammaire. Seuls les trois premiers sont les arts de l’amusement et du plaisir : les beaux-arts, catégorie qui s’est ensuite élargie à la peinture, la sculpture, l’architecture, la musique, la poésie, le théâtre et à la danse.

Aristote distingue en particulier le plaisir esthétique du plaisir sensuel, distinction que Cicéron puis, beaucoup plus tard, saint Thomas d’Aquin reprendront. Cicéron décrit les limites de l’attrait sensuel en étudiant l’articulation entre le dégoût et le goût, par le truchement de la relation entre la satisfaction immédiate et le plaisir esthétique [34]. Le déclin perçu par Cicéron s’est amplifié dès le début du second siècle, au contact, consécutif aux conquêtes qui marquèrent cette époque, avec un périmètre géographique de plus en plus étendu tenu pour corrompu. Alors même que la Rome impériale touchait au faite de sa puissance, elle se tenait déjà pour décadente par rapport au mos majorum de la République.

Bien que la question du beau ne fasse l’objet que de peu d’intérêt au Moyen Âge en général et chez saint Thomas d’Aquin en particulier, il est possible de dégager les contours de l’esthétique thomiste, comme s’y est attelé notamment Umberto Eco :

« Pour la pensée médiévale, comme pour la pensée classique, l’art n’était pas nécessairement associé avec la production d’une forme “belle”, non plus qu’avec une stimulation en vue d’une forme esthétique [35]. L’ars était une production technique d’objets. Le fait qu’ensuite tel ou tel objet ait pu apparaître “beau” demeure une question latérale. Bien entendu cette question “latérale” est au yeux de la philosophie moderne en position “centrale”, parce qu’il est patent que l’expérience artistique est toujours rivée d’une manière ou d’une autre à l’expérience artistique [36]. »

Dans l’esthétique médiévale, en effet, « la métaphysique de la beauté […] et la théorie de l’art n’ont pas le moindre rapport entre elles. L’homme “moderne” surestime démesurément l’art parce qu’il a perdu le sens de la beauté intelligible, que possédaient le néoplatonisme et le Moyen Âge [37]. »

De fait, l’impasse totale faite par Mario Vargas Llosa sur le périmètre et la définition de cette « vraie culture » à la défense de laquelle il consacre son opuscule en affaiblit singulièrement les arguments.

L’État culturel, déclinaison bien française de la décadence des arts

Bien plus près de notre époque, Marc Fumaroli, dans L’État culturel. Essai sur une religion moderne [38], s’était déjà penché, de manière plus cartésienne que Mario Vargas Llosa, sur la vacuité des diverses émanations de la politique culturelle issue de l’érection du département des affaires culturelles en ministère de la Culture, « festin » jadis réservé à une élite [39] mais s’étendant désormais de la Fête de l’Humanité aux concerts où on joue Mozart et qui a cette particularité propre à la France d’être dans son ensemble de la responsabilité de l’État — d’où le titre de son ouvrage, L’État culturel. Elle pratique allègrement la confusion, — exactement la même que celle fustigée par Mario Vargas Llosa, — dans un seul ensemble, dans un dessein de propagande [40] largement inspiré par le Parti communiste [41] des loisirs de masse et des œuvres de l’esprit [42], ce qui rend intéressant de mettre en vis-à-vis ses analyses avec celles de La civilisation du spectacle.

On constate que les arguments de Marc Fumaroli anticipent à peu près exactement — jusque dans leur ton hautainement moqueur — ceux, postérieurs de plus de vingt ans, de Mario Vargas Llosa :

« Toutes les démocraties libérales, donc prospères, ont vu se développer, dans leurs populations urbaines ce qu’il est convenu d’appeler grossièrement des “besoins culturels”. Loisirs à occuper, temps libre à combler, distractions qui sont autant de détente après le travail. Les sports, la télévision ont répondu à cette demande massive. […] Le malheur a voulu qu’on range aussi dans la même “sphère culturelle” cet ordre des études et des œuvres de l’esprit qu’il faut soustraire au marché des loisirs de masse. [43] »

Alors que Mario Vargas Llosa déplore essentiellement un divorce de plus en plus marqué entre la culture et les idées [44], la thèse de Marc Fumaroli repose essentiellement sur l’idée qu’il est impossible de dissocier l’enseignement de la culture. Il soutient que c’est lorsque, — pour des raisons circonstancielles, — a été pris le décret d’attributions par lequel l’ancien secrétariat d’État aux Beaux-Arts est tombé dans le périmètre du nouveau grand ministère attribué à Malraux que la confusion des genres mortelle pour la véritable culture s’est installée dans le discours officiel pour ne plus ensuite en ressortir, tous gouvernements confondus. Bizarrerie morale issue, selon lui, de la combinaison improbable, à partir des années 1930 (et non des années 1960), chez les Français vivant en régime républicain, des passe-droits de l’Ancien Régime avec « une passion égalitaire dirigée contre autrui » [45], alors que la Troisième République, comme les surintendants aux Bâtiments du roi d’Ancien Régime, n’avait « aucune volonté de culture » [46]. Elle avait conservée intacte la tradition de pensée, la littérature et la légende nationale nées au siècle des Lumières et muries par le Romantisme, sans rompre sur ces points avec l’Ancien Régime, l’Empire ou la monarchie orléaniste :

« La grammaire, en France républicaine, vaut un titre de chevalerie : Malherbe et Vaugelas l’ont établie au départ selon l’usage des plus grandes familles du royaume. Les auteurs classiques de l’école républicaine sont les mêmes que dans les collections royales ad usum Delphini, et chaque petit Français ou étranger, instruit en notre langue, apprenant une fable de La Fontaine ou une scène de Racine, est le petit-fils de Louis XIV formé par Fenelon, ou hériter de la principauté de Parme élevé par Condillac [47]. »

Sans nous hasarder à dire si Marc Fumaroli et Mario Vargas Llosa sont ou non vertueux, au sens où l’entendait Schiller, personne ne contestera qu’ils ont l’un et l’autre bon goût. Toutefois, le rigoureux et impitoyable regard du premier sur la culture contemporaine fait ressortir, par contraste, la légèreté, malgré l’acuité incontestable de l’analyse de l’écrivain péruvien, qui ne cherche pas à en dégager les causes d’un déclin qu’il décrit pourtant avec tant de conviction. Cette absence de rigueur explique le relatif désintérêt qu’a connu l’ouvrage en France, comme la déception qu’on risque de ressentir à sa lecture. Un combat aussi essentiel méritait sans doute mieux.


Mario Vargas Llosa, La civilisation du spectacle, traduit de l’espagnol par Albert Bensoussan, Gallimard, 2015.


[1Chris Ofili, artiste d’origine afro-caribéenne détenteur d’un passeport britannique, est aujourd’hui âgé de quarante-sept ans, l’exposition mentionnée ayant eu lieu en 1997.

[2Mario Vargas Llosa, La civilisation du spectacle, traduit de l’espagnol par Albert Bensoussan, Gallimard, 2015, pp. 59-60.

[3« Le proverbe a raison, Socrate, le beau est difficile. » (La République, livre IV, p. 226, éd. Cousin).

[4Friedrich von Schiller, De l’utilité morale des mœurs esthétiques, cité par le P. Vallet dans L’idée du beau dans la philosophie de saint Thomas d’Aquin, 2e édition, 1887, p. VII.

[5L’expression anglaise journalisme jaune ou yellow press désigne une presse qui présente des nouvelles de faible qualité et qui mise sur des techniques tape-à-l’œil afin, notamment, de mieux vendre.

[6« begins with a survey of the literature of cultural decline, […] before degenerating into a series of squibs — on Islam, the Internet, the pre-eminence of sex over eroticism and the spread of the yellow press — most of which began as columns in the Spanish newspaper El País. » (Joshua Cohen, « Mario Vargas Llosa’s ‘Notes on the Death of Culture’ », New York Times, 17 août 2015).

[7T. S ; Eliot, Notes Towards a Définition of Culture, 1re édition, 1948, p. 19, cité par l’auteur en p. 14.

[8Mario Vargas Llosa, op. cit., p. 14.

[9Mario Vargas Llosa, op. cit., p. 15.

[10T. S. Eliot, op. cit., pp. 33-34, cité par l’auteur en p. 16.

[11T. S. Eliot, op. cit., p. 122,, cité par l’auteur en p. 16.

[12George Steiner, Dans le château de Barbe-Bleue. Notes pour une redéfinition de la culture, Gallimard, 2013, p. 102, cité par l’auteur en p. 19.

[13George Steiner, op. cit., p. 99, cité par l’auteur en p. 21.

[14Guy Debord, La société du spectacle,Buchet-Chastel, 1967.

[15Comme l’idée que le fait de replacer la vie par la représentation, faire de celle-là une spectatrice d’elle-même, implique un appauvrissement de l’humain (proposition n° 30 de Debord, citée par l’auteur en p. 25.

[16Mario Vargas Llosa, op. cit., p. 25.

[17Gilles Lipovetsky et Jean Serroy, La culture-monde : Réponse à une société désorientée, Odile Jacob, 2008.

[18Mario Vargas Llosa, op. cit., p. 29.

[20Mario Vargas Llosa, op. cit., pp. 29-30.

[21Mario Vargas Llosa, op. cit., pp. 65-66

[22Mario Vargas Llosa, op. cit., p. 72.

[23Mario Vargas Llosa, op. cit., p. 61

[24Mario Vargas Llosa, op. cit., p. 61.

[25Mario Vargas Llosa, op. cit., p. 73.

[26Mario Vargas Llosa, op. cit., p. 62.

[27Mario Vargas Llosa, op. cit., p. 70.

[28Mario Vargas Llosa, op. cit., p. 48.

[29Mario Vargas Llosa, op. cit., pp. 47-48.

[30He writes off Damien Hirst as “an extraordinary purveyor of con tricks” yet lauds his forebear Marcel Duchamp—“clearly a genius.” One man’s shark in formaldehyde is not art but “counterfeit insolence.” The other’s urinal passes muster for having “the virtue of being provocative.” Disjointed and slightly fogyish opinions of modern art give way to sweeping statements about the future of literature. “Of course the Web can store Proust, Homer, Popper and Plato,” he writes, “but it would be difficult to imagine that their work will have many digital readers.” Would it ? Are classic authors incongruous with modern technology, overlooked by digital readers ? (Malcolm Forbes, « Dying art », The New Criterion, Vol. 33, N° 10, p. 82, juin 2015.)

[31« Le sport a pris une importance que dans le passé il n’avait que dans la Grèce antique. Pour Platon, Socrate, Aristote et les philosophes de l’Académie, la culture du corps était complémentaire de la culture de l’esprit, l’un et l’autre s’enrichissant mutuellement. » (Mario Vargas Llosa, op. cit., p. 39. ;)

[32La distinction entre le beau et l’utile se trouve dans le Gorgias, 30.474 D.s..

[33L’esthétique de saint Augustin et ses sources, Les Belles-lettres, 1933, p. 20.

[34Cicéron, De l’orateur, livre III, xxix, Les Belles-Lettres, pp. 96-99. On peut plus généralement observer, s’agissant de la littérature romaine elle-même, qu’elle a été traditionnellement décomposée, — s’agissant de la prose, — en un âge d’or cicéronien, correspondant aux années 83 à 14 avant notre ère, auquel succède un âge d’argent (de 14 à 117 après Jésus-Christ) borné par les morts respectives d’Auguste et de Trajan. Ces distinctions ont été codifiées en 1870 par Wilhelm Teuffel dans son Histoire de la littérature romaine (W. S. Teuffel, Histoire de la littérature romaine, 1870, traduit sur la 3e édition allemande, par J. Bonnard et P. Pierson avec préface de M. Th.-H. Martin, 1883).

[35Jacques Maritain a consacré plusieurs ouvrages à la question de la distinction scolastique entre le faire et l’agir, au cœur selon lui de l’esthétique médiévale : « L’ordre pratique se divise en deux domaines entièrement distincts, que les anciens nommaient le domaine de l’Agir (agibile, πρακτόν) et celui du Faire (factibile, ποιητόν). » (Jacques Maritain, Art et scolastique, Louis Rouart et fils, 1927, p. 8.

[36Umberto Eco, Le problème esthétique chez Thomas d’Aquin, traduction de Maurice Javion, Presses universitaires de France, 1993, pp. 15-16.

[37E. R. Curtius, Europäische Litteratur und lateinisches Mittelalter, Berne, 1948, chap. 12, § 3 (trad. fr. p. 273). Cité par Umberto Eco, op. cit., p. 19.

[38Marc Fumaroli, L’État culturel. Essai sur une religion moderne, Éditions de Fallois, 1992.

[39Marc Fumaroli, op.cit., p. 16.

[40Marc Fumaroli, op.cit., p. 20.

[41Marc Fumaroli, op.cit., p. 16. Fumaroli cite notamment l’essayiste Catherine Clément, venue du communisme et citant Fourier dans Rêver chacun pour l’autre, paru en 1982 juste après le doublement des crédits du ministère de la Culture.

[42La rupture est de fait consommée, comme le relève à juste titre Marc Fumaroli, dans la rédaction même du décret du 3 février 1959 portant nomination d’André Malraux comme ministre d’Etat chargé des affaires culturelles : « Le ministre d’État […] a pour mission de rendre accessibles les œuvres capitales de l’humanité, et d’abord de la France, au plus grand nombre possible de Français, d’assurer la plus vaste audience à notre patrimoine culturel et de favoriser la création des œuvres d’art et de l’esprit qui l’enrichissent. »

[43Marc Fumaroli, op.cit., p. 19.

[44« Ce qui la [notre société] caractérise aussi est l’appauvrissement des idées comme force motrice de la vie culturelle. Nous vivons aujourd’hui la primauté des images sur les idées. » (Mario Vargas Llosa, op. cit., p. 46.)

[45Marc Fumaroli, op.cit., p. 25.

[46Marc Fumaroli, op.cit., p. 67.

[47Marc Fumaroli, op.cit., p. 31.

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