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Le christianisme a pu être reçu avec résistance dans certaines parties d’Europe, mais d’une manière générale il s’est répandu rapidement et massivement, preuve que le paganisme européen était mûr pour disparaître. Car si le christianisme avait été parfaitement incompatible avec les mentalités païennes européennes, il aurait été rapidement et complètement rejeté par les populations, comme ce fut le cas plus tard dans d’autres régions du monde, comme le Japon. L’Église elle-même a appelé à une évangélisation « raisonnée », afin que les missionnaires ne détruisent que les idoles et les cultes considérés comme démoniaques, mais qu’ils conservent les temples [1]. En 596, le pape Grégoire le Grand avait envoyé une mission en Angleterre pour évangéliser les Anglais, dirigée par Augustin, devenu le premier archevêque de Canterbury. Dès 597, le roi (saxon) du Kent, Ethelbert, se faisait baptiser avec son peuple. Une lettre célèbre du pape Grégoire le Grand, adressée à l’archevêque de Canterbury, en 604, donnait ce conseil pour évangéliser les populations angles et saxonnes d’Angleterre :
Il faut se garder de détruire les temples des idoles : il ne faut détruire que les idoles, puis faire de l’eau bénite, en arroser les temples, y construire des autels et y placer des reliques. Si ces temples sont bien bâtis, c’est une chose nécessaire qu’ils passent du culte des démons au service du vrai Dieu ; car, tant que la nation (anglaise) verra subsister ses anciens lieux de dévotion, elle sera plus disposée à s’y rendre par un penchant d’habitude, pour adorer le vrai Dieu, lorsqu’elle aura rejeté ses erreurs.
L’évangélisation des populations païennes passa par l’annexion de leurs lieux sacrés, qu’il s’agisse de sources ou de pierres cultuelles, afin de marquer la continuité entre les traditions ancestrales et le Salut nouveau annoncé par le Christ. C’est pourquoi certaines églises et cathédrales d’Europe possèdent encore aujourd’hui des éléments hérités du paganisme. Cette transition du paganisme au christianisme a pu aussi s’exprimer par la christianisation de déesses (comme Brigitte d’Irlande, sainte du Ve siècle, fille d’un roi païen écossais et qui se réfugia dans le tronc d’un gros chêne, dont le culte dérive de celui de la déesse celte Brigit), ou de sources païennes, auxquelles ont été associés des saints thaumaturges, présentes dans toute l’Europe.
Le paganisme a donc été absorbé par le christianisme et vidé de ses croyances les plus éloignées du dogme chrétien. Mais beaucoup de sa surface (rites, pratiques, quelques superstitions) a survécu et s’y est perpétuée. C’est pour cette raison que le christianisme, quelle que soit la région où il s’est développé, contient toujours en lui cette ancestralité païenne qui fut le lot des populations qui y ont toujours vécu. Le christianisme occidental ne s’est pas construit à partir de rien, et a donc gardé une part du "génie" païen en l’intégrant et en le conformant à son dogme. C’est pour cette raison que l’accusation des néo-païens contre "l’universalisme" abstrait du christianisme, qui ne tiendrait pas compte de la particularité des populations qui le pratiquent, ne tient pas : le christianisme est tout au plus un « universalisme ancré », qui parvient à allier transcendance et enracinement. Sur le plan du Salut, saint Paul nous dit que « Dans ce renouvellement il n’y a plus ni Grec ou Juif, ni circoncis ou incirconcis, ni barbare ou Scythe, ni esclave ou homme libre ; mais le Christ est tout en tous [2]. » Mais sur le plan de la religion, pratiquée et exprimée selon "l’esprit" propre des peuples, le christianisme est nécessairement incarné.
Sans pouvoir tous les énumérer, voici quelques éléments hérités du paganisme. Le calendrier, déjà : beaucoup de rites agraires, accomplis à des temps fixes de l’année, sont hérités des temps pré-chrétiens. Les Feux de la Saint-Jean et les Rogations sont les exemples les plus probants. Pour ces derniers, ensemble festif de trois jours immédiatement antérieur à l’Ascension, c’est le concile d’Orléans de 511 qui étendit à toutes les églises de Gaule cette célébration. En 816, le pape Léon III fit adopter cet usage à Rome et l’imposa à toute l’Église. Les Rogations étaient encore pratiquées dans les campagnes occidentales jusqu’au milieu du XXe siècle. Le culte des reliques, et tout le merveilleux qui y était attaché, relève également d’une religiosité matérielle, concrète, qui relève pour une part du paganisme [3]. Du côté des croyances, beaucoup furent partagées par les savants comme les plus simples ; certains ont même parlé, du Moyen-âge au milieu du XXe siècle, d’une « religion populaire », c’est-à-dire d’un ensemble de croyances superstitieuses partagées par les chrétiens des campagnes, des clercs comme des ignorants. Ces croyances s’exprimèrent principalement par les légendes de saints (Vies, Passions, Miracles). Ces saints, locaux ou donnés à la dévotion des fidèles dans toute l’Église, étaient connus de tous. Leurs Vies, mises par écrit par les clercs, les moines copistes le plus souvent, contenaient beaucoup d’éléments légendaires, tirés d’un substrat païen plus ancien, fait de merveilleux et de symbolisme [4]. Claude Lecouteux a montré comment des éléments de croyances païennes germaniques, comme les elfes, les fées ou les gnomes, se retrouvaient également dans des textes savants et littéraires [5]. Une remarque identique peut être faite à propos d’œuvres plus littéraires, comme la Matière de Bretagne, déjà présente chez les écrivains de langue latine (Geoffroy de Monmouth, Giraud de Barri), et qui fut une référence pour la littérature vernaculaire, alimentant les œuvres de Marie de France et de Chrétien de Troyes. Tout le cycle du Graal, dont l’imaginaire est celtique, les œuvres germaniques Parzifal ou la Chanson des Nibelungen, dans lesquelles l’influence chrétienne est importante.
Cette reformulation chrétienne d’une ancienne mythologie s’exprima également par l’art. Nous avons disséminé dans cet article quelques images de chefs-d’œuvre où des symboles chrétiens sont harmonieusement mélangés à une esthétique pré-chrétienne. Deux exemples nous semblent bien représenter cette heureuse association : le Livre de Kells, manuscrit irlandais des alentours de l’année 800, qui contient les quatre Évangiles et présente des enluminures sublimes, très colorées, aux fortes influences celtiques. Second exemple, les pierres runiques de Jelling (Danemark), érigées par les rois du Danemark Gorm III et Harald Ier son fils, au moment de la conversion du royaume au christianisme. À visée commémorative, la « grosse pierre » présente un Christ en croix, pris dans un entrelacs typiquement scandinave [6].
D’une manière générale, les païens se sont accommodés du christianisme dans la mesure où ils vivaient également dans un monde ordonné et habité par le surnaturel. Pour eux aussi le mal y était à l’œuvre, et il fallait régulièrement exorciser les démons qui venaient troubler l’existence des hommes. Ils croyaient en l’invisible, la terre entière était divine, et aucun des miracles que l’Église leur a donnés à croire, à commencer par l’Eucharistie, ne leur a semblé incongru [7]. Comme les philosophes antiques avant eux, les théologiens chrétiens n’hésitèrent pas à célébrer l’harmonie du cosmos et l’empreinte divine qui s’y trouvait : « Le monde entier est pour l’homme une théologie » (Totus […] mundus theologia est homini), disait saint Albert le Grand, maître de saint Thomas d’Aquin [8]. A l’instar de David dans les Psaumes, le chrétien célèbre la nature comme une merveille de Dieu, intermédiaire vers le Ciel. « Les arbres et les pierres t’en apprendront plus que tu ne pourrais jamais entendre des professeurs » disait saint Bernard de Clairvaux [9]. La grandeur des œuvres divines doit nous porter vers Lui, car la Nature n’est pas coupée de Dieu : Il la maintient dans l’existence par une « Création continuée ». « Le ciel et la terre et tout ce qu’ils contiennent ne me disent-ils pas aussi de toutes parts qu’il faut que je vous aime ? Et ils ne cessent de le dire aux hommes. » [10] » À ce titre, le christianisme est autant « cosmique » que les traditions païennes : il n’y a pas eu, durant les mille ans de Moyen Âge, un « anthropocentrisme » dont le projet aurait été d’asservir la nature et qui aurait trouvé son fondement dans la Bible. L’idée de se rendre « maître et possesseur de la nature », pour citer Descartes, n’apparaît pas avant la révolution technique et scientifique du XVIe siècle. Il fallait que la nature soit rendue rationnelle et vidée de son surnaturel pour que l’Occident puisse entreprendre de l’exploiter – ce qui n’était clairement pas le cas durant le premier millénaire de christianisme en Europe [11].
On se demandera peut-être pourquoi l’Église a condamné et interdit tout culte des sources, arbres ou pierres, si le christianisme reconnaît à la Création une part divine et si le chrétien considère le monde comme habité par le surnaturel. C’est que les cultes païens, sans doute victimes de dégénérescence, ne faisaient pas de ces éléments naturels des intermédiaires vers une puissance supérieure, à la manière d’une icône : ils adoraient véritablement l’objet en lui-même, ce qui est de l’idolâtrie, comme le manifestait la remise d’offrandes à des bosquets, tertres ou cascades.
Pierre runique de Jelling (Danemark), milieu Xe s.La nécessité de la conversion, l’urgence de l’unité
Le catéchisme de l’Église catholique, promulgué en 1992, affirme dans son paragraphe 2113 que « l’idolâtrie ne concerne pas seulement les faux cultes du paganisme. Elle reste une tentation constante de la foi. Elle consiste à diviniser ce qui n’est pas Dieu. Il y a idolâtrie dès lors que l’homme honore et révère une créature à la place de Dieu […] ». Au paragraphe 2114, on peut également lire que « l’idolâtrie est une perversion du sens religieux inné de l’homme. L’idolâtre est celui qui rapporte à n’importe quoi plutôt qu’à Dieu son indestructible notion de Dieu ». La gravité de l’idolâtrie est facilement compréhensible : si l’homme remplace le Seigneur dans son cœur par un autre dieu, qu’il soit un être vivant ou un objet, il se prive de la source intarissable de Vie qui est Dieu. Les simulacres néo-païens ne sont pas la seule forme que prend le retour massif du paganisme en Occident : il est partout répandu, y compris chez ceux qui se prétendent « sans dieux », les athées, et qui sont en réalité les serviteurs d’idoles innombrables, dont la plus répandue est Mammon, le dieu argent. Les idoles sont de fausses valeurs qui ne communiquent rien à l’âme : elles sont de main d’hommes, « elles ont une bouche, et ne parlent point ; elles ont des yeux, et ne voient point. Elles ont des oreilles, et n’entendent point ; elles ont des narines, et ne sentent point. […] Qu’ils leur ressemblent ceux qui les font, et quiconque se confie à elles ! » (Psaume 115). Dès lors, l’idolâtrie conduit à la Mort – au sens métaphysique du terme, la mort de l’âme.
La conversion est donc nécessaire pour résister à la société moderne et ses hypostases : le libéralisme, l’hédonisme, le matérialisme, l’individualisme, le mondialisme. La conversion concerne toutes les âmes : les catholiques, les païens sans le savoir (formés pour une grande part d’Occidentaux athées et déracinés), les néo-païens qui s’assument comme tels. Il faut revenir à la véritable religion des pères, la Tradition de l’Église, et ne surtout pas confondre le catholicisme intègre avec sa forme parodique prêchée parfois au plus haut sommet de l’Église. Les néo-païens ont tendance à oublier l’histoire de l’Europe, et sa défense totale par le christianisme, de Poitiers à Vienne, pour s’arrêter sur la situation actuelle de l’Église, qui donne une image pathétique d’elle-même. Ils trouvent dans cette Église « ouverte » une source abondante de contre-exemples et de raisons pour s’en tenir éloignés. Les idées modernes qu’elle peut parfois sembler défendre, ne sont en rien catholiques : l’Église fut historiquement toujours antimoderne et antilibérale, et si elle use jusqu’à l’excès des termes d’amour et de charité, c’est qu’elle ne les comprend plus et les a dévoyées. La réalité est que ce ne sont pas l’Église et le christianisme qui ont failli en Occident : c’est la modernité qui a vaincu. Alors convertissons-nous, car jamais l’unité n’a été aussi urgente, et personne n’est de trop dans la lutte spirituelle contre les forces malines. Mais s’il s’agit de trouver des valeurs, des principes et une tradition dans des pratiques antiques oubliées et définitivement disparues, c’est emprunter un mauvais chemin, car le Christ seul est via, veritas et vita.
[1] Saint Augustin recommanda aux évangélisateurs de s’approprier la richesse de la pensée profane pour mieux prêcher l’Évangile aux païens (ad usumjustum praedicandi evangelii), de la même manière que les Hébreux dans leur fuite emportèrent les vases sacrés des Égyptiens afin qu’ils servissent leur propre culte.
[2] Colossiens 3, 11. « Le Seigneur est Celui qui a récapitulé en lui-même toutes les nations dispersées à partir d’Adam, toutes les langues et les générations des hommes, y compris Adam lui-même. » Saint Irénée de Lyon, Adversus Haereses, III, 22, 3.
[3] Le commerce des reliques ou d’objets ayant appartenu à des saints vient peu à peu remplacer celui des phylacteria, ligaturae, ligamina et characteres. Voir E. Bozoky, Le Moyen âge miraculeux, et autres études sur le culte des reliques. Voir également Claude Lecouteux, « Paganisme, christianisme et merveilleux », Annales E.S.C., 37, 1982, p. 700-716.
[4] Le cas le plus éclatant est celui des saints sauroctones, c’est-à-dire des saints tueurs de dragons. Pierre Saintyves avait déjà à son époque compris comment les différentes légendes de saints étaient en réalité des « pots-pourris » de traits empruntés aux traditions païennes dites « populaires » : il est l’auteur d’un traité au titre évocateur, Les saints successeurs des dieux. Essai de mythologie chrétienne, 1907. Ce fut la Réforme du XVIe s., ainsi que la Contre-Réforme, qui s’attachèrent à « vider » l’hagiographie de tout ce merveilleux pré-chrétien.
[5] Une partie de l’histoire de Montaillou, influencée par le catharisme (fin du XIIIe siècle - 1320) est retracée dans l’ouvrage d’Emmanuel Le Roy Ladurie, Montaillou, village occitan de 1294 à 1324, enquête par Jacques Fournier dans le village de Montaillou entre 1319 et 1324, et on constate que les paysans croient au christianisme et veulent communier mais qu’ils conçoivent des filtres, fabriquent des potions, dans un univers fortement teinté de paganisme.
[6] On s’intéressera avec profit aux études de Régis Boyer, et notamment Le Christ des barbares (Cerf), qui revient sur la conversion des pays germaniques et nordiques au christianisme, à partir des témoignages des missionnaires, et le mélange atypique qu’a produit cette rencontre : un christianisme barbarisé, entre germanisme et christianisme.
[7] Sur cette question de la religion vécue dans la société chrétienne du Moyen âge, on se rapportera avec intérêt aux ouvrages d’A. Vauchez : « La foi des laïcs vers 1200 : mentalités religieuses féodales », in Les Laïcs au Moyen Age. Pratiques et expériences religieuses, 1987. Voir également La spiritualité du Moyen âge occidental, Seuil. Des sources rapportent comment, convaincus de la puissance de l’hostie consacrée, certains paysans en avaient dérobé pour les enterrer dans leurs champs, dans l’espoir d’accroître les récoltes.
[8] Saint Albert le Grand, Sur Matthieu, 13, 35.
[9] Saint Bernard de Clairvaux, Lettres, 106, 2.
[10] Saint Augustin, Confessions X, 6. Pour davantage de références cette « théologie du monde », on se référera avec profit à l’ouvrage de R. Brague, La Sagesse du monde (Poche), aux chapitres se rapportant aux monothéismes, dont le christianisme. Voir également la synthèse d’U. Eco, Art et beauté dans l’esthétique médiévale, Poche.
[11] La différence entre une « écologie profonde » (deep ecology), selon la terminologie du philosophe Arne Näess, panthéiste et non anthropocentrique et l’« écologie superficielle » (shallow ecology), qui se limite à une simple gestion de l’environnement, n’est pas celle de la vision biblique de la nature, mais de l’exploitation techno-scientifique apparue en même temps que la modernité au XVIe siècle.
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