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La déclaration, passablement embrouillée, de Nicolas Sarkozy affirmant qu’il convenait d’abroger la loi Taubira [1], devant les militants de Sens commun, samedi 15 novembre, a suscité une avalanche de commentaires selon lesquels l’abrogation serait impossible.
Laissons ici de côté la question de savoir si l’abrogation de la loi du 17 mai 2013 ouvrant le mariage aux couples de personnes de même sexe serait politiquement inopportune pour nous pencher exclusivement sur sa faisabilité juridique.
Nathalie Kosciusko-Morizet, s’exprimant sur Europe 1, a ainsi prétendu que l’abrogation ne serait « pas possible, car le Conseil constitutionnel a une jurisprudence constante sur la question : il ne revient pas sur des nouveaux droits qui ont été donnés. » L’avocat Caroline Mécary, citée par Le Figaro, a affirmé que « d’un point de vue technique, un parlement peut défaire ce qu’un autre parlement a fait, mais cela ne passerait jamais devant le Conseil constitutionnel. La seule possibilité d’échapper à sa sanction serait d’organiser un référendum. […] Il n’y a jamais eu de retour en arrière sur toutes les grandes réformes de société, comme le droit de vote des femmes, le droit à l’avortement ou l’abrogation de la peine de mort. » Elle a mis en avant également, rapporte Le Figaro, en cas d’abrogation, la discrimination à l’égard des citoyens homosexuels, qui n’auraient pas selon elle le même traitement juridique que ceux ayant pu se marier et adopter. Elle a affirmé, enfin, que la Cour européenne des droits de l’homme pourrait être saisie de cette discrimination.
Ces affirmations sont-elle fondées ? Elles n’ont pas convaincu le constitutionnaliste de gauche Olivier Duhamel. S’exprimant sur Le Lab politique de Europe 1, il tort le cou à cette idée :
En la matière, les règles sont de nature législative, la décision appartient au Parlement.
Il sera certes impossible de démarier ceux qui l’ont été.
Il sera certes nécessaire d’accorder à tous le droit de s’unir.
Mais s’agissant du mariage stricto sensu, aucun principe constitutionnel n’empêchait la droite de refuser aux homosexuels le droit de se marier. Aucun principe constitutionnel n’empêchait la gauche de le leur accorder. Aucun principe constitutionnel n’empêcherait à la droite de le leur enlever.
L’état des personnes, comme le rappelle Olivier Duhamel, fait partie des matières que l’article 34 de la Constitution fait expressément entrer dans le domaine de la loi et sur lesquelles le Parlement est donc pleinement compétent à décider [2]. L’éventuelle contrainte limitant son action ne pourrait donc être que prétorienne, si le Conseil constitutionnel devait déclarer contraire à la Constitution une loi d’abrogation de la loi Taubira, ou si la Cour européenne des droits de l’homme condamnait la France pour avoir enfreint, par une loi qui les contredirait, les droits consacrés dans la Convention européenne des droits de l’homme de 1950 [3].
On n’est certes pas à l’abri d’une évolution de la jurisprudence de l’une ou l’autre de ces deux formations. Mais leur jurisprudence passée ne donne pas raison à Mme Kosciusko-Morizet ou à Mlle Mécary.
Ainsi, lors de l’affaire du mariage de Bègles, célébré entre deux hommes par Noël Mamère en 2004, la Cour de cassation avait constaté que le principe selon lequel le mariage est l’union d’un homme et d’une femme (que l’abrogation de la loi Taubira ferait revivre) « n’est contredit par aucune des dispositions de la Convention européenne des droits de l’homme et de la Charte des droits fondamentaux de l’union européenne [4]. »
En 2010, la Cour européenne des droits de l’homme a été saisie d’un recours au nom du droit au mariage, protégé par l’article 12 de la convention de 1950, contre le refus de l’Autriche d’autoriser le mariage de deux personnes du même sexe. Dans l’arrêt Schalke et Kopf c. Autriche, la Cour a conclu que « l’article 12 n’impose pas au gouvernement défendeur l’obligation d’ouvrir le mariage à un couple homosexuel tel que celui des requérants. »
Le Conseil constitutionnel français, enfin, avait été saisi, le 16 novembre 2010, par la Cour de cassation, dans les conditions prévues à l’article 61-1 de la Constitution, d’une question prioritaire de constitutionnalité relative à la conformité aux droits et libertés que la Constitution garantit des articles 75 et 144 du Code civil qui, dans leur rédaction de l’époque, sous-entendaient une interdiction faite aux personnes de même sexe de se marier. Il souligne, dans ses considérants, qu’il relève du législateur, c’est à dire du Parlement, de changer la loi s’il le souhaite. Au passage, le Conseil constitutionnel a considéré que, dans sa rédaction antérieure, le Code civil ne frappait pas de discrimination les couples putatifs de même sexe, parce qu’ils se trouvent dans une situation différente de ceux formés d’un homme et d’une femme [5]. On peut ajouter que Mlle Mécary est d’autant moins fondée à affirmer aujourd’hui l’inverse qu’elle avait représenté, dans cette affaire, l’association SOS Homophobie et l’association des parents et futurs parents gays et lesbiens.
Cela devrait relever de l’évidence, mais il semble nécessaire de rappeler que les motifs pour lesquels le Conseil constitutionnel ou la Cour européenne des droits de l’homme seraient susceptibles d’intervenir, s’ils en étaient saisis, pour empêcher une abrogation de la loi Taubira ne dépendent pas des vagues conjectures de Mme Kosciusko-Morizet ou de Mlle Mécary, ni de ce qu’elles estiment, comme une majorité des Français semble-t-il, une abrogation inopportune, ni encore moins de leurs désirs pris pour des réalités, mais du périmètre précis du bloc de constitutionnalité et des stipulations de la convention de 1950 : or, nous avons vu que les deux juridictions citées, amenées à se prononcer sur la question dans le passé, ont considéré qu’ils n’obligent pas la France à ouvrir le mariage aux personnes de même sexe.
Enfin et surtout, contrairement à ce que semblent sous-entendre tant Mme Kosciusko-Morizet que Mlle Mécary, le fait qu’une loi ordinaire ait ensuite été adoptée pour leur donner cette possibilité n’est pas venu s’ajouter, en l’état actuel de la jurisprudence du Conseil constitutionnel, au bloc de constitutionnalité : l’institution par voie législative d’un nouveau droit ne vient pas automatiquement enrichir le périmètre des libertés ayant reçu une protection constitutionnelle [6].
L’ouverture du mariage aux personnes de même sexe résulte donc, sans discussion possible, d’une disposition de portée purement législative. Contrairement à l’abolition de la peine de mort, à laquelle Mlle Mécary l’assimile à tort et à laquelle le législateur, après l’avoir adoptée par la voie d’une loi ordinaire en 1981, a effectivement donné valeur constitutionnelle en 2007 [7], elle n’est étayée par aucune règle ou principe de valeur supérieure. Il n’y a par conséquent aucun doute que, comme c’est la règle dans le système de droit positiviste qui est celui de la Cinquième République, de même qu’aucune règle ni aucun principe supérieur ne s’opposaient à l’ouverture du mariage, dont le législateur fixe les règles, aux couples de même sexe, de même rien ne s’oppose juridiquement, en l’état actuel de la jurisprudence nationale et européenne, à ce que le législateur se ravise et fasse revivre, conformément à la compétence que lui attribue la Constitution, le cadre juridique antérieur [8].
[1] Stricto sensu, cela n’a grand sens de parler d’abroger la loi Taubira : cette dernière, en effet, est une loi modificative d’un dispositif existant, à savoir le Code civil ; la loi du 13 mai 2013 a donc épuisé ses effets aussitôt entrée en vigueur et ce n’est pas par son abrogation qu’il conviendrait de revenir sur l’ouverture du mariage aux couples de même sexe, mais par une loi nouvelle rétablissant le cadre normatif antérieur.
[2] C’est au demeurant ce qu’a rappelé, sans ambigüité possible, le Conseil constitutionnel dans sa décision du 13 mai 2013 déclarant la loi Taubira conforme à la Constitution : « Considérant qu’aux termes de l’article 34 de la Constitution, la loi fixe les règles concernant « l’état et la capacité des personnes, les régimes matrimoniaux, les successions et libéralités » ; qu’il est à tout moment loisible au législateur, statuant dans le domaine de sa compétence, d’adopter des dispositions nouvelles dont il lui appartient d’apprécier l’opportunité et de modifier des textes antérieurs ou d’abroger ceux-ci en leur substituant, le cas échéant, d’autres dispositions, dès lors que, dans l’exercice de ce pouvoir, il ne prive pas de garanties légales des exigences de caractère constitutionnel. » (Décision n° 2013-669 DC du 17 mai 2013)
[3] Rappelons que la France a ratifié la Convention de 1950 en 1974 et que ses ressortissants peuvent depuis 1981, conformément à son article 56 et s’ils s’estiment victimes d’une violation de la Convention, saisir la Cour européenne des droits de l’homme, chargée de veiller au respect de la Convention par les États signataires, afin de recevoir une indemnisation.
[6] Le bloc de constitutionnalité, sans être absolument figé, n’est élargi que dans des circonstances relativement rares ; il comprend la Déclaration des Droits de l’homme et du citoyen de 1789 ; le préambule de la Constitution de 1946 ; les principes fondamentaux reconnus par les lois de la République (cette législation républicaine doit être intervenue avant l’entrée en vigueur du préambule de la Constitution de 1946 et ne pas avoir été démentie par une autre législation républicaine. Il y a donc une nécessité de constance et de répétition, ce qui exclut qu’on y incorpore jamais la loi Taubira) ; les principes à valeur constitutionnelle enfin, qui sont au nombre de cinq (la continuité de l’État et du service public ; la protection de la dignité de la personne humaine ; la liberté contractuelle ; la liberté d’entreprendre ; le respect de la vie privée).
[7] La loi constitutionnelle n° 2007-239 du 23 février 2007 relative à l’interdiction de la peine de mort a ainsi créé un article 66-1 de la Constitution.
[8] Le législateur pourrait même, contrairement à une opinion couramment admise, donner une portée rétroactive à l’abrogation, dérogeant aux dispositions de l’article 2 du code civil ainsi rédigé : « La loi ne dispose que pour l’avenir ; elle n’a point d’effet rétroactif ». Certes, en droit civil, on considère également que les situations contractuelles sont régies par la loi en vigueur le jour de la conclusion du contrat et une loi ne comporte donc pas, ordinairement, de dispositions rétroactives. Mais ce principe n’a pas valeur constitutionnelle et le législateur, en dehors du droit pénal (pour lequel l’effet des articles 5 et 8 de la Déclaration des droits de l’homme de 1789 induisent les principes de légalité et de stricte nécessité des peines, impliquant ainsi ceux de la non-rétroactivité de la loi pénale plus sévère et de la rétroactivité de la loi pénale plus douce), est donc libre d’adopter une loi dérogeant à cet article. Une loi d’abrogation de la loi Taubira pourrait donc même en théorie s’appliquer rétroactivement, même si ce cas de figure extrême est peu probable.
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