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« On ne peut réussir dans les affaires du Bon Dieu sans bousculer sans cesse celles du monde. » Entretien avec l’abbé Laurent

23 janvier 2019 Karl Peyrade

L’Abbé Thierry Laurent est curé de la paroisse parisienne de Saint-Roch. Chaque année, il prêche des retraites Saint Ignace. Il a bien voulu répondre aux questions du Rouge & le Noir.

R&N : Pourriez-vous nous indiquer quelques éléments biographiques au sujet de Saint Ignace de Loyola ?

Abbé Laurent : Iñigo Lopez de Loyola naquit en 1491 à Loyola ; hobereau du Guipuzcoa c’est un basque, un « être taciturne et têtu » pour reprendre un de ses biographes célèbre, le R.P. Hugo Rahner, sj. Envoyé comme gentilhomme à la cour du vice-roi de Navarre, il est blessé au siège de Pampelune dont il dirige la défense, mais sa jambe est brisée et sa carrière militaire compromise. Sa longue convalescence lui permet de lire une vie du Christ (celle de Ludolphe le Chartreux) et une traduction de la Flos Sanctorum (La Légende Dorée de Jacques de Voragine).

Il décide de changer de vie, de devenir désormais le « chevalier du Christ » et il se rend à Montserrat auprès de la Vierge Marie. Il va rester non loin de là, à Manrèse, une année entière à s’exercer, comme un militaire sait le faire, mais ici c’est dans les vertus et la vie avec Dieu. C’est là aussi que le Seigneur voulut qu’il s’éveille comme d’un rêve, dit-il lui-même dans son autobiographie.

Après Barcelone et Salamanque (et quelques ennuis avec l’Inquisition qui finira par l’innocenter), il partit pour Paris en 1528 comme étudiant au Collège Montaigu puis à celui de Sainte-Barbe où il poursuit assez laborieusement des études ecclésiastiques. Il fréquente assidûment l’église des Chartreux de Vauvert - au bout de l’actuel Jardin du Luxembourg à Paris. C’est à Paris qu’il trouve ses six premiers compagnons (Pierre Favre, François-Xavier – deux futurs saints -, Simon Rodriguez de Azevedo, Diego Laynez, Alfonso Salmeron puis Nicolas Bobadilla). En 1534, à la chapelle des Martyrs sur la butte Montmartre, chacun de ces premiers compagnons prononcèrent un vœu devant le Saint Sacrement durant la messe célébrée par le seul prêtre du groupe, le futur Bienheureux Pierre Favre, non sans avoir suivi préalablement des Exercices Spirituels successifs.

Ce qui deviendra plus tard la célèbre Compagnie était en gestation. Après diverses péripéties et l’impossibilité de partir pour Jérusalem, ils se regroupent à Rome et se mettent au service du Pape Paul III en 1539. La Compagnie de Jésus, dès lors, ne cessa de croître et de réaliser le vœu de ses fondateurs : répandre le Christ dans le monde. Ignace l’intrépide, mourut à Rome à la tête d’une Compagnie déjà importante, le 31 juillet 1556.

R&N : Pourquoi Saint Ignace a-t-il créé la Compagnie de Jésus - appelée couramment l’Ordre des Jésuites - et quelle est sa vocation ?

Abbé Laurent : Il nous faut simplifier cette réponse à l’extrême au risque d’être sommaire : le but de cette Compagnie est de répandre le Christ en apportant au monde une réforme salutaire et nécessaire ; elle répond au cheminement personnel d’Ignace qui a rencontré le désarroi de son temps et le désir de conversion de ses premiers compagnons. Son désir est d’aider les âmes et, pour ce faire, Ignace se laissera guider en chemin, discernant partout la volonté divine, selon ce qui lui semblera devoir rendre une plus grande gloire à Dieu. La vocation de cette Compagnie, depuis lors, n’a pas démenti cet objectif de servir les âmes afin qu’elles perçoivent et s’unissent à la volonté de Dieu pour leur salut. L’originalité de la vocation de cet Ordre n’est donc pas d’abord dans un attachement à une spiritualité propre, même si de facto elle existe, mais plutôt dans le service des âmes, qu’importe où et comment pourvu qu’il puisse se réaliser. Cela explique que les Jésuites, à travers les temps et les lieux, aient pu avoir des activités les plus diverses, parfois les plus évidentes comme l’enseignement, et parfois les plus inattendues : la direction de l’Observatoire Satellitaire du Vatican par exemple !

R&N : Quelles sont les spécificités de la Compagnie de Jésus ?

Abbé Laurent : Il est difficile de répondre simplement à cette question puisque, justement, la grande diversité de leurs actions amène les membres de la Compagnie de Jésus sur beaucoup de terrains d’apostolat différents. On peut noter, toutefois, une constante dans le désir apostolique qui va, tout à la fois, vers les plus pauvres et vers les élites des pays et situations rencontrées.

R&N : Comment expliquez-vous que Saint Ignace de Loyola ait une image un peu « sulfureuse » ?

Abbé Laurent : Sa réussite ! On ne peut réussir dans les affaires du Bon Dieu sans bousculer sans cesse celles du monde. Bien répondre au désir de Dieu c’est s’associer à Celui qui fut crucifié au motif qu’il bouleversa la compréhension de la Révélation divine des Juifs de son temps et troubla le consensus d’annexion des païens sur Jérusalem. Peut-être faut-il ajouter que les actions multiformes des jésuites, pour les raisons évoquées ci-avant, déconcertent certainement ceux qui voudraient les ranger dans une case trop bien étiquetée par avance. De cette déception « administrative » au sentiment que ces religieux sentent le souffre, il n’y a qu’un pas ! Le reste est fait de fantasmes divers tels que toutes les grandes œuvres savent en susciter et qui ne méritent pas forcément qu’on s’y attarde !

R&N : En quoi le fondateur des jésuites peut-il être un maître spirituel pour les chrétiens contemporains ?

Abbé Laurent : D’abord je vous dirai comment il peut l’être ! Le fondateur des Jésuites a laissé plusieurs écrits parmi lesquels des Lettres et Instructions, un Récit - dicté par lui à son secrétaire -, un Journal Spirituel, des Constitutions et le célèbre livre des Exercices Spirituels. Voilà pour les moyens véhiculés par ses fils directs, les Jésuites, et aussi mis à la disposition de l’Église toute entière comme un trésor spirituel utilisable par tous.

En quoi il peut encore être un maître spirituel se découvre en scrutant sa spiritualité. Une spiritualité moderne non seulement parce qu’elle s’inscrit dans le courant de la Devotio Moderna née au XIVe siècle mais surtout en ce qu’elle est parfaitement adaptable - et peut-être même nécessaire - à nos temps modernes.

Ce saint fondateur est un chevalier qui a conçu un très fin système de combat contre le mal de l’âme qui est de ne pas choisir Dieu. Finesse aussi par sa connaissance très précise des mouvements de l’âme qui se révèlent dans ses règles de discernement des divers esprits du bien ou du mal, finesse encore dans ses règles de connaissance des modes de désolation ou de consolation spirituelles, finesse enfin dans sa manière de mener les élections, les choix de nos vies, en vue de Dieu. Combat implacable qui réclame une radicalité toute évangélique et des moyens clairs que ce maître spirituel met à la disposition de chacun dans ses Exercices : des règles pour s’ordonner à celles pour « sentir avec l’Église » ; en bon soldat du Christ, il ne veut céder aucune place à « l’Ennemi de la nature humaine », comme il se plaît à le nommer.

R&N : Pourriez-vous nous parler de ses célèbres Exercices Spirituels ? À qui sont-ils destinés ?

Abbé Laurent : Ces célèbres Exercices recueillent toute la substance de la façon dont Saint Ignace entend servir les âmes pour les aider à suivre leur Seigneur. Ils sont destinés à tous ceux qui veulent bien s’y consacrer, c’est-à-dire ceux qui veulent faire un temps de retraite spirituelle et aussi continuer dans le monde à exercer leur âme dans la pratique des vertus et le choix de la volonté divine.

En pratique ces Exercices sont conçus en 4 temps, dits quatre semaines car ils durent idéalement 30 jours. Ils peuvent aussi être donnés en moins de temps, 5, 8 ou 10 jours, en temps fractionnés et dans le monde… selon une souplesse expérimentée par leur fondateur lui-même dès le début et pratiquée dans la Compagnie de Jésus au fur et à mesure du temps.

Ces quatre temps font parcourir au retraitant un chemin spirituel exigeant dont le fruit sera le mouvement libre de l’âme qui s’unit au Seigneur. La première semaine correspond à la voie purgative de la vie spirituelle durant laquelle on médite son péché afin de mieux s’en séparer ; elle se termine habituellement par une sérieuse confession générale. La deuxième semaine correspond à une voie illuminative durant laquelle on se met à l’écoute du Seigneur (de « l’Appel du Roi » aux choix à poser – « L’Élection » - en passant par le discernement du bien et du mal). La troisième semaine correspond à la voie unitive de la vie spirituelle en entrant dans le combat avec Dieu dont on médite la vie terrestre dans sa Passion (temps dur qui confirme naturellement notre choix posé en fin de seconde semaine). Enfin la quatrième semaine nous fait persévérer dans cette voie unitive en suivant Notre Seigneur, de sa Résurrection à son Ascension au ciel, tout ceci nous étant donné à comprendre dans un surcroît d’amour.

Il reste à noter que la modalité de réaliser ces Exercices peut varier non seulement dans sa temporalité, comme nous l’avons déjà dit, mais aussi dans son expression. Il existe des Exercices accompagnés personnellement et que l’on reçoit d’un directeur spirituel, des Exercices prêchés pour plusieurs par un Directeur qui peut aussi vous recevoir en particulier pour vous accompagner ; enfin, il existe de nombreuses retraites qui s’inspirent des principes des Exercices pour vous guider dans une démarche spirituelle non directement dictée par la lettre du texte de Saint Ignace, mais en s’y inspirant plus ou moins.

R&N : Les Exercices Spirituels de Saint Ignace ont souvent été conseillés par les papes. Pour autant, pensez-vous qu’ils soient à proscrire pour certaines personnes ?

Abbé Laurent : Aucun autre moyen spirituel dans l’Église ne s’est vu crédité de tant d’encouragements pontificaux et de bénédictions diverses. De Paul III qui approuva la Compagnie de Jésus du vivant de Saint Ignace au Saint-Père actuel qui en est lui-même issu, on ne compte plus les encouragements du Magistère.

Arbitrairement je citerai Léon XIII qui note que l’usage de la méthode ignacienne de spiritualité a permis le témoignage des hommes qui, durant trois siècles, « se sont le plus distingués par leur science de l’ascèse ou la sainteté de leur vie [1] » ; ensuite saint Pie X qui voyait dans les Exercices un moyen utile à tous les clercs pour la perfection de leur vie ; mais aussi Pie XI qui proclama Saint Ignace patron de tous les exercices spirituels dans toute l’Église ; Pie XII écrivant que « Toujours, dans tous les cas, pour toutes les personnes, il y aura (dans les Exercices) une participation à ce fruit qui consiste à ordonner sa vie, après avoir triomphé de soi-même, en écartant de soi tous les sentiments désordonnés… pour chercher et trouver la volonté divine dans la disposition de sa vie » ; Saint Jean-Paul II note que « les Exercice sont d’autant plus nécessaires que l’évolution du style de vie semble soustraire à l’homme moderne le temps et la possibilité de réfléchir sur soi-même [2] » ; Benoit XVI enfin déclare que « les Exercice Spirituels représentent une voie et une méthode particulièrement précieuses pour chercher et trouver Dieu, en nous, autour de nous et en chaque chose, pour connaître sa volonté et la mettre en pratique [3] » .

Ces Exercice ne sont pas une simple retraite, calme, à l’écart du monde. Ils sont un moyen pour un combat spirituel exigeant et radical, qui ne peut s’envisager que rempli de quiétude et de détermination afin d’en tirer les meilleurs moyens nécessaires quand on retourne au cœur du monde, donc au cœur du combat spirituel dans sa pratique quotidienne.

Comme tout moyen spirituel exigeant, ces Exercices se reçoivent de l’Église et l’on consultera avec avantage un directeur spirituel, ou au moins un conseiller avisé, pour savoir s’ils peuvent vous être profitables.

R&N : Qu’est-ce que les Exercices Spirituels de Saint Ignace ont de si différent des autres retraites et qui les rend si particuliers ?

Abbé Laurent : Dans ses Exercices, Saint Ignace n’a pas voulu écrire des considérations sur la vie spirituelle. Il a plutôt mis en forme sa propre pratique spirituelle ajustée à une grande finesse dans la connaissance de l’âme humaine. Les Exercices ont une force inouïe car c’est celle du retraitant qui les suit. Ils sont une invitation à un mouvement de la liberté. En suivant ces Exercices pas à pas, vous êtes entraînés dans un pèlerinage intérieur qui convoque votre volonté et votre raison afin que votre liberté vous donne d’exprimer profondément votre attachement au Christ et votre rejet de tout mal. En suivant cette retraite spirituelle particulière vous ne pouvez rester un spectateur de la beauté de Dieu, vous en devenez nécessairement un militant dévoué.

Une formule précise bien clairement le but de cette entreprise : c’est une « ordinatio vitae », l’ordonnancement de notre vie à Dieu car « L’homme est créé pour pouvoir, dans le service respectueux de la sainte Trinité, par assimilation à Jésus crucifié, mener avec succès, dans l’Église militante, le bon combat contre Satan et entrer ainsi dans la gloire du Père [4] » .

Je ne veux pas finir cet entretien sans une invitation pressante : courons vite à ces Exercices bénéfiques à l’âme, « Service salutaire de l’Église, sous l’étendard de la Croix, pour la gloire du Père [5] » !


[1Lettre Ignatianae Commentationes, adressée au TRP L. Martin, Général de la Compagnie.

[2Discours à la Fédération des Exercices, 17 XI 1989.

[3Discours aux participants à la Congrégation Générale de la Compagnie de Jésus, 21 II 2008.

[4RP Hugo Rahner, sj, Saint Ignace de Loyola et la genèse des Exercices, Toulouse, 1948, p.15.

[5RP Hugo Rahner, sj, op. cit., p.135.

23 janvier 2019 Karl Peyrade

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