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Christologie et thomisme au XXe siècle - Entretien avec le père Philippe-Marie Margelidon, o.p.

Dominicain de la province de Toulouse, le père Philippe-Marie Margelidon est docteur en théologie, professeur de théologie (Studium, ICT, ISTA) et directeur de la Revue thomiste. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages consacrés à la christologie :

Il a bien voulu accorder au Rouge & le Noir un entretien fleuve sur le sujet. La première partie portant sur la notion de christologie et son histoire jusqu’au XIIIe siècle est à retrouver ici. Cette seconde partie porte sur la christologie et le thomisme au XXe siècle.

R&N : Les christologies catholiques, protestantes et orthodoxes du XXe et XXIe siècles sont-elles fondamentalement différentes ?

Père Philippe-Marie Margelidon, o.p. : Commençons par les christologies orthodoxes. Ce sont premièrement des christologies qui, pour des raisons historico-culturelles politiques de persécution ou de pression idéologiques dans le contexte communiste, n’ont pas eu les mêmes possibilités de développement que les christologies catholiques. Deuxièmement, la christologie orthodoxe est une christologie qui est très marquée par la tradition patristique orientale, à laquelle elle a toujours voulu être fidèle, avec un coté parfois répétitif certes, mais la répétition étant un moyen de transmettre et aussi d’ailleurs de se défendre, comme à certaines époques tel la fin du XIXe et le début XXe où les théologiens n’avaient pas la même liberté de penser que nous les occidentaux du fait de la révolution russe et du communisme. La christologie orthodoxe existe authentiquement et elle a toujours cherché jusqu’à aujourd’hui, mais si cela commence légèrement à changer, à être fidèle au modèle proposé par les pères.

Il n’y a pas de différence dogmatique en christologie entre catholiques et orthodoxes mais il y a des différences d’accent. Ce qui parfois irrite le catholique lorsqu’il lit les orthodoxes (que je lis volontiers et que j’admire beaucoup), c’est le caractère polémique de leur théologie ou de leurs christologies, c’est à dire le caractère anticatholiques car ils nous font très souvent des procès d’intention. Les orthodoxes (alors c’est un catholique qui le dit) considèrent qu’il ne faut pas parler de la même manière que les catholiques. Ils vont insister sur d’autres points, ils vont déplacer l’accent, très fortement par rapport à nous, par exemple sur la divinisation et moins sur la rédemption. Ils ne nient bien évidemment pas que le Christ est rédempteur, mais ils trouvent que les catholiques, surtout depuis le XIIIe siècle, parlent beaucoup plus - beaucoup trop - du sacrifice, de la dimension morale de la rédemption ou du mérite par exemple ; la théologie du mérite est très peu développée chez les orthodoxes. Ils parleront beaucoup plus que les occidentaux (ce qui ne me gène pas vraiment à vrai dire), de divinisation. Qu’est ce que le Christ ? C’est le divinisateur par excellence. C’est vrai, mais eux l’affirmeront souvent - pas toujours, mais très souvent - contre les catholiques. C’est ça la grande différence.

Il y a ensuite des christologies orthodoxes plus récentes (depuis 1990) plus marquées par la modernité philosophique, comme celle du théologien grec Jean Zizioulas, métropolite de Pergame, qui est certainement l’un des plus grands théologiens orthodoxes du moment. Mais il ne fait pas l’unanimité et d’autres théologiens orthodoxes sont très antimodernes et refusent de s’aligner ou en tout cas de s’inspirer des philosophies modernes (philosophie de la personne par exemple). On peut citer Jean-Claude Larchet, un Français, qui est très antimoderne et même un peu anti-œcuménique. Ce qui montre que dans le monde orthodoxe on discute et on s’oppose aussi. Mais pour nous, catholiques, les deux font partie des bons interlocuteurs : Larchet d’un coté et Zizioulas de l’autre ; ce sont des théologiens orthodoxes très marqués par la patristiques, anticatholiques tous les deux, mais chacun à leur façon.

Venons-en aux protestants. C’est un monde éclaté, encore plus que celui de la christologie catholique, parce qu’ils ont subit de plein fouet la modernité et ses coups de boutoir. Ils ont été très sensibles aux changements philosophiques (le kantisme, l’hégélianisme, l’heideggérianisme, et consorts) qui ont déteint ou marqué les théologies protestantes, avec le protestantisme libéral, le protestantisme conservateur, … Il y a tout un tas d’éléments qui sont proprement internes au monde protestant que nous connaissons certes mais que nous ne vivons pas et qui ont beaucoup marqué le protestantisme entre le XVIIIe siècle, depuis Kant, jusqu’au début du XXIe. L’éclatement de la théologie protestante est plus ancien que celui de la théologie catholique (qui date de l’après-guerre, voir de la période du concile, dans les années 60/70) et ils ont vécu des crises successives, les luthériens comme les calvinistes. Même au sein des luthériens par exemple, la théologie n’a jamais été uniforme, ce ne sont pas des théologies qui sont toutes homogènes les unes aux autres car ce que vient en plus compliquer les choses c’est que le dogme de foi n’a pas forcément la même résonance et la même importance chez eux. Il y a donc certains théologiens protestants qui s’affranchissent assez largement des dogmes des conciles dont nous avons parlé et d’autres non. Ça ne veut pas dire qu’ils sont forcément en opposition aux dogmes mais certains en usent de manière latérale ; le dogme est un repère mais n’est pas central et n’a pas une fonction régulatrice comme pour nous catholiques. Ce qui fait des modèles différents, des thèses différentes.

Prenons par exemple Wolfhart Pannenberg, qui est un grand théologien protestant que j’admire beaucoup et qui fut très influent durant la génération 1960-2000 ; il est peut-être même le plus grand théologien allemand de la 2e moitié du XXe siècle. C’était un grand intellectuel allemand, une grande figure du luthérianisme, mais très différent d’un réformé comme Karl Barth qui appartient à la génération précédente (1930-1960) alors que les deux sont protestants et de langue allemande. On pourrait citer aussi Jürgen Moltmann pour la période contemporaine. On commence à s’intéresser plus en profondeur à la théologie de Pannenberg et on commence à publier sur lui : sa Théologie systématique a été traduite en français (2 volumes, Editions du Cerf, 2009-2011. 592+640 p.) ; la Revue thomiste lui a consacré en 2018 son premier numéro. Mais la christologie de Pannenberg et la christologie de St Thomas sont fort différentes, leur point de départ n’est pas le même et leur armature philosophique parfois opposée. Ca ne veut pas dire qu’il n’y a pas de croisements. Il y a des passerelles car pour Pannenberg Jésus est bien le Fils de Dieu fait homme, c’est bien le Sauveur, mais l’organisation du donné, le mode de procéder, le langage sont très différents.

R&N : Y a-t-il des théologiens dont la christologie est quasiment impossible à accepter ?

P.-M. Margelidon, o.p. : Peter Hünermann par exemple est un théologien allemand qui n’est pas inintéressant mais dont le positionnement dogmatique est inacceptable pour un catholique. Sa christologie se veut dogmatique et systématique. Mais ses résultats sont sujets à caution. De manière plus générale, on reste surpris par la difficulté pour les protestants mais aussi pour un certain nombre de catholiques de durer jusqu’au bout dans l’orthodoxie de la foi. le contexte culturel de la modernité tardive ou de ce qu’on appelle postmodernité n’y encourage guère. Nous sommes dans un période d’incertitude et de fragilité très grande du point de vue de la foi et des certitudes théologiques.

R&N : Vous parlez de l’affranchissement du dogme chez certains théologiens protestants. Trouve-t-on la même chose chez certains théologiens catholiques ?

P.-M. Margelidon, o.p. : Oui, il y en a eu. Dans la période des années 70-2000, on a connu des théologiens dans ce cas ; je ne vais pas forcément prendre les vivants ou faire de procès d’intention, mais il y en a. Le relativisme a aussi contaminé la théologie. Il y a donc des théologiens relativistes, qui relativisent le dogme de la foi, qui vont relativiser Chalcédoine, le concile de Trente, ou d’autres questions comme la théologie des sacrements, ou qui vont relativiser le vocabulaire de l’Église, comme celui de nature par exemple. On va considérer que le terme de nature est un terme philosophique qui a été critiqué et déclassé, que le concept de nature est un concept métaphysique que la modernité philosophique a déconstruit, qu’il n’en reste donc rien et qu’il ne faut plus l’utiliser. On va considérer que l’on ne peut plus parler de nature, qu’il faut donc cesser de parler d’une personne en deux natures et qu’il faut parler d’une personne relationnelle. Or le dogme catholique utilise ce vocabulaire de nature donc on ne peut pas en faire l’impasse.

R&N : L’éclatement de la théologie catholique ne risque-t-il pas de devenir problématique pour l’enseignement des fidèles ? Nous parlions au tout début de la christologie d’un auteur particulier : il s’agissait au début de signifier par là la christologie d’un père de l’Église mais désormais on en vient à parler de la christologie de chaque théologien et dans le même temps on a des christologies orientées sur des écoles philosophiques modernes, ce qui donne l’impression d’avoir une succession très rapide de christologies qui ont une durée de vie finalement extrêmement réduite, chaque christologie chassant la précédente.

P.-M. Margelidon, o.p. : Vous avez tout à fait raison, c’est aussi quelque chose qui décourage les lecteurs. Il y a autant de christologies qu’il y a d’époques et l’on voit des christologies qui fonctionnent au moins en partie par ce que j’appellerai des modes christologiques. Tous les 20 ans environ, il y a des modes théologiques qui les rendent caduques assez rapidement et l’on voit donc des christologies qui vieillissent très vite. On n’a pas encore vraiment fait le bilan de la christologie du XXe siècle, mais il y a d’innombrables déchets. Mais au milieu des déchets, il y quand même, heureusement, hors thomisme, des acquis, des choses qui tiennent, des choses solides.

La puissance du thomisme, on lui en a parfois fait le reproche mais je pense que c’est en réalité une force, c’est qu’il est hors mode, qu’il est au dessus des modes. Les thomistes se sont confronté à ces modes théologiques, on ne peut pas ne pas y faire face, mais on n’en dépend pas, on se place dans un tradition. Or la force de la tradition, c’est de prendre de la hauteur. On n’est pas prisonnier de problématiques théologiques particulières liées à un moment. On entre dans l’arène, comme tout le monde, mais en même temps on le fait avec un certain recul. On ne repart pas de zéro, on ne pratique pas - ce qui est issu de la révolution et qui a malheureusement contaminé absolument tous les domaines de la philosophie, de la théologie et du reste - la politique de la table rase. En plus, on ne part jamais de zéro, c’est un leurre. Il y a toujours des présupposés ; il y a toujours des acquis de départ, inavoués peut-être, mais il y en a toujours. Mais en plus de ça, quand bien même ce ne serait pas un leurre, prétendre rebâtir tout l’édifice de la théologie à partir d’une philosophie qui servirait de point de départ, comme la philosophie d’Heidegger ou la philosophie de Ricœur par exemple ça me paraît un peu surestimé. Je ne dis pas que faire de Ricœur par exemple un modèle philosophique qui serait transposable en théologie ne produira rien mais c’est terriblement fragile. Et puis ça se démode comme je le disais tout à l’heure. La puissance du thomisme, c’est d’intégrer, c’est d’être capable d’intégrer par mode de décantation et d’approfondissement, tout ce que la modernité a charrié de bon. Le thomisme doit s’y confronter et il ne faut pas qu’il démissionne. Il ne faut pas que le thomisme se place dans sa tour d’ivoire, avec un coté tradition qui surplombe de très haut. Il faut qu’il descende dans l’arène, tout en gardant de la hauteur, mais en acceptant de se confronter et d’affronter des théologies qui sont opposées aux nôtres. Les thomistes n’ont pas toujours été très à l’aise avec Karl Rahner par exemple mais certains l’ont étudié. De même avec celui qui exerce une sorte de magistère post-mortem extraordinaire et qui a aujourd’hui une puissance de séduction formidable, Hans Urs von Balthasar : il faut que les thomistes l’étudient et s’y confrontent.

R&N : Les deux autres ouvrages que vous avez publiés sur le sujet traitent de la christologie au XXe siècle et se complètent sur les questions de la personne du Christ, de la grâce, de la rédemption.

P.-M. Margelidon, o.p. : J’ai étudié tout un pan de la christologie au XXe siècle, mais je n’ai pas tout étudié. J’ai abordé des aspects qui me semblaient être les moins connus par les historiens et par les théologiens (qui font de l’histoire aussi). Dans un premier livre, j’ai abordé ce que l’on a appelé les christologies de l’Assumptus Homo, qui sont des christologies qui apparaissent en milieu catholique et qui ont eu un très grand écho, une grande importance dans le champ de la théologie catholique entre 1930 et 1960. Et puis dans mon livre sur les christologies thomistes, j’ai étudié la manière dont la tradition thomiste, qui n’est pas uniforme mais diverse, a traité différents dossiers comme la grâce du Christ, le mérite ou la rédemption dans la 2e partie du XXe siècle. On a tendance à dire que les thomistes disent tous la même chose mais ce n’est pas tant le cas que ça. Ils ne disent pas tous la même chose et quand ils parlent de la même chose, ils ne la disent pas tous de la même façon. Et cet ensemble d’études montre que cette tradition thomiste que l’on a tendance à prendre de manière un peu monolithique ne l’est pas tant que ça. Je montre dans ce livre qu’il y a une grande diversité : même s’il y a bien sur d’indéniables convergences, il y a des accents parfois notables et différents pour les uns et pour les autres. Ça me permettait aussi d’aborder des dossiers moins connus, comme par exemple la question de la théologie de la résurrection chez les thomistes, parce que souvent, et ce n’est pas faux d’ailleurs, on a dit que les thomistes ne s’y sont intéressé que tardivement. Or j’ai montré que c’était en partie vrai, mais en partie seulement.

R&N : Quelle fut l’évolution du thomisme durant le XXe siècle en christologie et quelles furent les réactions thomistes face à l’éclatement de la christologie ?

P.-M. Margelidon, o.p. : Il faut d’abord dire que la christologie thomiste a épousé toutes les querelles, discussions et débats du XXe siècle, elle ne s’est donc pas mise en dehors de ces débats. Ce qui veut dire aussi que l’on ne fait pas exactement de la christologie au début du XXe comme à la fin. Encore une fois ce n’est pas parce que l’on est tous thomistes, tous du même “club” que l’on pense exactement de la même façon et que l’on dit tous la même chose. Cela veut dire que les thomistes ont voulu répondre, chacun selon leur époque, leur tempérament et leur capacité à un certain nombre de questions qui avaient été mises sur la table ou qui faisaient débat avant la guerre de 39-45 ou ensuite après la guerre.

Il y a donc eu des débats de natures différentes, comme par exemple sur la question de la conscience du Christ. C’est une question sur laquelle on va s’interroger tout le long du XXe siècle mais on ne va pas le faire de la même façon parce que la question de la conscience est une question moderne qui apparaît à la fin du XIXe siècle, en milieu souvent protestant puis qui passe dans le monde catholique. On ne s’interroge plus simplement sur ce que le Christ connaît (la question de la science du Christ) mais sur la question de la conscience du Christ : quelle conscience humaine Jésus pouvait-il avoir de lui-même ? Conscience non pas, bien sur, morale d’abord mais psychologique. Le Christ avait-il conscience d’être le fils de Dieu ? C’est une question nouvelle que n’aborde pas Saint Thomas d’Aquin. Donc les thomistes vont s’en emparer et, à partir de St Thomas, vont tacher d’y répondre. C’est un bon exemple d’une question qui va parcourir tout le XXe siècle et qui dure jusqu’à aujourd’hui d’ailleurs, en 2018, et dont les théologiens, tous les théologiens s’emparent, et parmi les théologiens, les thomistes, qui vont y répondre, d’abord avec la foi catholique, et ensuite avec leurs outils théologiques et philosophiques. Je traite par exemple de la chose dans Jésus Sauveur, christologie (p.316-321) en le faisant à l’école de St Thomas, mais je le fais tel que je pense qu’il faut le faire et pas forcément comme d’autres ont pu le faire avant moi.

R&N : Vous parliez justement d’intégration

P.-M. Margelidon, o.p. : Je me prétends intégrateur, et je crois que c’est vrai. Il y a dans le thomisme la capacité d’intégrer des questions nouvelles et des réponses nouvelles. Mais après il faut vérifier : ce n’est pas parce que la réponse est nouvelle qu’elle est bonne. Il faut vérifier sa pertinence et sa solidité. Et ça, en général, il faut une, deux ou trois générations pour le vérifier. Il faut du temps. Le facteur temps est très important en théologie car c’est un facteur de décantation. Les choses se décantent. Quelquefois la question est bien posée mais la réponse n’est pas bonne, ou insuffisante, et donc la génération d’après reprend la question à nouveaux frais et la développe. Tous les bons théologiens font ça et les thomistes aussi.

R&N : Quels sont dans les apports du XXe siècle ceux que le thomisme doit intégrer en christologie ?

P.-M. Margelidon, o.p. : La première chose est la question de l’interprétation. Je pense qu’il faut que la théologie d’une manière générale mais la christologie en particulier intègre le paradigme interprétatif : on reçoit une proposition, on l’interprète. L’instance interprétative n’est pas à mettre de coté. Si je dis par exemple « une personne en deux natures », c’est une proposition. Il faut l’interpréter. Avec quoi vais-je l’interpréter ? A partir de quels critères vais-je pouvoir interpréter positivement l’affirmation selon laquelle Jésus de Nazareth est une personne en deux natures ? Qu’est-ce que ça veut dire ? C’est ce que l’on appelle l’interprétation ou l’herméneutique. Je pense que la théologie catholique, d’une façon générale, le fait, et le thomisme aussi. Mais c’est un des points, comme on dit maintenant, incontournables, pour toute théologie à venir. On est à la frontière de la christologie et de la théologie fondamentale, mais ça a des conséquences en christologie.

Deuxième chose : la manière d’utiliser l’écriture. Il y a plusieurs manières d’utiliser l’écriture, l’argument scripturaire. Le thomisme, la théologie, ne peuvent pas mettre entre parenthèse la manière à la fois ancienne, patristique, scolastique et moderne de l’interprétation de la Bible. On doit pouvoir intégrer la méthode historico-critique, l’exégèse narrative actuelle ou rhétorique, etc. Je donne ça par manière de principe, mais ce n’est toujours commode ou évident de savoir comment faire concrètement sur tel ou tel point. Mais c’est un apport du XXe siècle que l’on ne peut pas mettre de coté et qui traverse toute la théologie.

Ensuite, la théologie et la christologie ne peuvent pas mettre entre parenthèse l’approche œcuménique. En christologie, l’approche œcuménique consiste par exemple à étudier la manière dont les confessions chrétiennes non-catholiques traitent de la question de la personne du Christ et voir avec quels mots, quel vocabulaire elles rendent compte du mystère de la personne du Christ. Il y a des accords œcuméniques qui existent. Je l’ai étudié, pas encore suffisamment, mais je l’ai fait en partie dans un chapitre de Jésus Sauveur, christologie à propos des Eglises préchalcédoniennes (chapitre 6, p.257-272). Il faut évaluer si notre langage est adéquat au débat œcuménique qui existe entre catholiques et orientaux, soit chalcédoniens, soit préchalcédoniens. Ca fait partie du travail incontournable du théologien.

Il y a aussi des réévaluations à faire. On a beaucoup insisté par exemple, et à juste titre, sur la question du salut comme divinisation, sur la fin de l’incarnation qui est une fin de gloire, c’est à dire d’adoption filiale. C’est quelque chose que la théologie thomiste mettait moins en lumière qu’elle ne le fait désormais aujourd’hui. Ca me paraît une très bonne chose.

De même, la théologie de la résurrection dont nous avons parlé fait partie du cahier des charges, si vous me passez l’expression, de la théologie. On le fait beaucoup plus maintenant et je pense qu’il faut le faire plus encore que nous l’avons fait. Cela fait certainement partie des acquis du XXe siècle.

Tout comme la question de la conscience du Christ : on l’honore je pense largement aujourd’hui et il faut continuer à le faire parce que c’est une vraie et grande question qui demeure.

La théologie de la rédemption a été aussi un point faible dans la théologie catholique entre 1960 et aujourd’hui. On doit la traiter de façon plus intégrale et plus intégrative qu’on ne l’a fait jusqu’ici. J’ai essayé de le faire dans mon livre (Jésus Sauveur, christologie, p.377-427).

Le cahier des charges de la christologie du début du XXIe siècle est donc un cahier des charges assez lourd, parce que depuis le XIIIe siècle il y a quand même beaucoup de débats, en particulier au XXe siècle sur lesquels le théologien ne peut pas faire l’impasse. Non pas pour en être l’esclave, pour se perdre dans les méandres de discussions parfois impossibles (j’allais dire byzantines, mais ce ne serait pas gentil pour les byzantins), mais pour essayer d’en retirer le plus grand profit. Il y a beaucoup de choses qui ne vont pas dans les critiques de Rahner contre la théologie thomiste par exemple, mais enfin il y en a quelques unes qui tapent aussi dans le mille. Dans ce cas, il ne faut pas avoir peur de reprendre le dossier. Mais on ne peut pas le faire tout seul. Je ne prétends pas le faire tout seul et c’est ça aussi qui est bien dans le thomisme : nous faisons parti d’une tradition et donc nous sommes plusieurs à le faire. Les dominicains de Toulouse forment une école de théologie, nous réfléchissons à ça ensemble. C’est la force de l’école thomiste par rapport à l’éclatement actuel.

R&N : Parlons de Rahner. Vous dites que certaines de ses critiques sur l’école thomiste étaient justifiées ?

P.-M. Margelidon, o.p. : Karl Rahner est un théologien jésuite allemand qui connaît bien la scolastique de la première moitié du XXe, il en a vu les limites, sans en retenir les éléments solides. Sa réaction, au demeurant, très dépendante des philosophies allemandes du moment, est critique mais aussi positive. Il a élaboré une christologie de grande ampleur que les thomistes, comme par exemple le père Jean-Hervé Nicolas, o.p., ont fini par affronter, non sans difficultés, car dans les années soixante-dix, le thomisme était largement déconsidéré.

R&N : Le père Jean-Hervé Nicolas que vous aviez justement critiqué au colloque sur saint Thomas d’Aquin qui s’est tenu au mois de janvier [1].

P.-M. Margelidon, o.p. : Oui, tout à fait, il s’est laissé parfois trop impressionner par Rahner, qui parlait lui aussi d’ailleurs de personne humaine. Mais ce n’est pas parce que je critique le père Nicolas sur un point, certes grave, qu’il n’y a pas d’autres points sur lesquels je suis en accord avec lui. Si vous prenez sa synthèse dogmatique [2], il répond (il n’y a pas que ça bien sur) à Rahner et il le fait bien. Donc les thomistes sont capables de lire d’autres qu’eux et d’y répondre, avec plus ou moins de bonheur, mais ils peuvent le faire en prenant un peu de recul. Le père Jean-Hervé a essayé de répondre à cette grande théologie qu’était Rahner entre 1950 et 1990 et je crois qu’il l’a bien fait dans l’ensemble.

Pour revenir aux critiques de Rahner envers le thomisme, la première chose qu’il a critiqué, c’est que le thomisme est un système clos. C’est ce que l’on appelle le scholasticisme, c’est à dire que l’on considère que les théologiens thomistes scholastisent tout le temps, qu’ils sont des scholasticistes, c’est-à-dire des gens enfermés dans des problématiques qui sont toujours les mêmes et qui ressassent les mêmes choses. C’est en partie vraie. Rahner a donc voulu sortir de l’enfermement, d’un certain enfermement en tout cas, de la scolastique allemande particulièrement.

Alors il s’est échappé en passant par Kant, par l’école de Louvain et Joseph Maréchal qui est un théologien thomiste de Louvain à l’école kantienne. Cela a semblé à Rahner une voie moderne qu’il fallait emprunter. Il y a donc bien évidement des thomistes qui se sont battus contre lui là dessus. Kant, en philosophie c’est critiquable, mais en tout cas en théologie ne tient pas, il nous met dans le mur. Mais Rahner n’a pas construit un système clos, achevé, il a beaucoup écrit en fonction des questions qu’on lui posait ou des problèmes qui apparaissaient ; il a un peu donné dans tous les sujets. Il n’y a que le Traité fondamental de la foi qui est sa dernière grande œuvre,incomplète d’ailleurs, qui soit vraiment systématique mais qui, je trouve, a déjà terriblement vieilli. Rahner est toujours soutenu par les jésuites et les jésuites français en font encore beaucoup cas, mais je suis très frappé déjà du vieillissement de sa théologie. Il a posé de bonnes questions dans d’autre domaines (théologie trinitaire et anthropologie), mais les thomistes vous diront, dont je suis, qu’il y a mal répondu. Voyez le Père Jean-Hervé Nicolas dont je vous parlais tout à l’heure. Pour lui, et je crois qu’il a raison, les réponses n’étaient pas satisfaisantes. D’abord parce qu’en attaquant la tradition scolastique, Rahner a mal compris St Thomas d’Aquin. Mais Rahner, et c’est quelque chose dont on peut le remercier, a forcé les thomistes à sortir de leur boutique et à voir et à comprendre qu’il y avait autre chose. Les thomistes auparavant étaient trop réactifs, presque réactionnaires, c’est-à-dire en réaffirmant ce que l’on savait déjà, dans une attitude défensive, pas assez constructive. L’intérêt de Rahner a donc été d’obliger les thomistes à sortir de leurs acquis, quitte à y revenir ensuite, de se confronter à la modernité, à l’étudier de près, en prenant le temps de le faire sérieusement, non pour s’aligner sur elle, mais pour approfondir et élargir la doctrine du Maître.

R&N : Quels sont les autres thomistes qui se sont confrontés à Rahner en christologie ?

P.-M. Margelidon, o.p. : En matière de christologie et en France, je n’en vois pas beaucoup d’autres.

Cornelio Fabro a fait la critique de Rahner mais plus pour l’anthropologie que pour la christologie, même s’il y avait cependant des implications christologiques. Italien, Cornelio Fabro est l’un des grands thomistes du XXe siècle avec Gilson, Maritain et Finance. C’est un grand ténor de la deuxième moitié du XXe siècle, et on lui doit un ouvrage très critique qui n’a pas encore été traduit en Français (La svolta antropologica di Karl Rahner, Rusconi Editore, 1974) dans lequel il se livre à un démontage assez profond, assez radical de Rahner pour montrer ce que j’appelle les « contrefaçons » de Rahner. Il montre ce que l’on appelle le tournant anthropologique de la christologie pris avec Rahner, en quoi ce tournant est incitateur, en quoi il est provocateur - provocateur ça veut dire positivement provocateur, mais aussi en quoi il est provocateur et faux. On peut donc dire qu’il y a deux thomistes, un plutôt philosophe, Fabro, et l’autre, plutôt théologien, Nicolas, qui ont à mon avis bien passé au tamis la théologie de Karl Rahner. C’est ce qu’il reste à faire au thomisme maintenant pour Balthasar.

R&N : Venons en à Balthasar.

P.-M. Margelidon, o.p. : Hans Urs von Balthasar, c’est la grande figure de proue de la théologie aujourd’hui. C’est à mon sens le plus grand théologien, qui domine de très haut les autres. Il y a bien Ratzinger, mais Ratzinger n’a pas écrit d’œuvre systématique.

R&N : La Christologie occupe une place assez grande dans l’œuvre de Balthasar, comment est-elle accueillie et critiquée par les thomistes ?

P.-M. Margelidon, o.p. : On peut dire que si les thomistes se sont confrontés relativement tôt à Rahner - pas tout de suite, mais ils n’ont pas trop attendu -, ils ont en revanche mis du temps avant de se confronter à Balthasar. Je dirais que ça fait seulement depuis 20 ans. Quand j’étais jeune étudiant, on parlait de Balthasar mais les grands génies thomistes ne l’avaient pas trop lu, ils se sont mis à le lire plus tard, et, de fait, Balthasar s’exprime dans un langage très différent de celui de St Thomas d’Aquin. Les thomistes arrivaient plus facilement j’allais dire à comprendre Rahner (qui connaissait bien sa scolastique), même si on le contestait, et à parler avec lui parce que son langage était le notre, d’autant plus qu’il s’y opposait. Tandis que Balthasar ne s’oppose pas à St Thomas. Ce n’est pas un opposant ; il ne fait pas de critique du thomisme ; c’est une pensée vraiment personnelle, originale. C’est probablement le plus original de tous les théologiens du XXe siècle, et c’est ensuite un immense système, une œuvre considérable, aussi considérable que celle de St Thomas d’Aquin, à laquelle pour s’y frotter, il faut se lever de bonne heure et prendre du temps. Mais c’est très positif, je crois qu’il faut le lire. Parce que les thomistes sont très impressionnés par l’œuvre de Balthasar, et qu’avec la formation qui est la nôtre, on n’entre pas facilement dans un système aussi différent, beaucoup plus encore que Rahner. Un de mes confrères, le père Gilbert Narcisse, o.p., qui a beaucoup lu Balthasar et qui a écrit d’ailleurs un livre sur Balthasar et Saint Thomas d’Aquin, fait des séminaires chez nous de confrontation en christologie très remarquable, et c’est un des rare à le faire, en évitant la posture défensive et critique que l’on reproche parfois à juste raison aux thomistes.

R&N : En quoi la Christologie de Balthasar est-elle différente ?

P.-M. Margelidon, o.p. : En à peu près tout. C’est un auteur fondamentalement catholique, et je vais dire quelque chose peut-être énorme, il est probablement plus catholique que Rahner. Il a toujours défendu le magistère, surtout après le concile et dans les batailles d’alors c’était plutôt un compagnon de route apprécié des thomistes, puisque nous étions un peu seuls, il faut mentionner Louis Bouyer et le père Henri de Lubac, car eux aussi ont été magnifiques. Balthasar, dans Le Complexe antiromain, sans être thomiste, et surtout un peu auparavant dans Cordula ou l’épreuve décisive s’en prend à Rahner très violemment, c’est alors un anti-rahnérien. Cordula est un très grand livre, facile à lire, qui est une critique très ajustée, peut-être un peu forte de Rahner.

D’un coté nous trouvons qu’il apporte de l’eau à notre moulin, c’est-à-dire qu’il est dans notre camp, il défend la foi, il défend le magistère, et il est profondément traditionnel, c’est-à-dire traditionnel au sens où il connaît la tradition patristique comme pas un, puisque les Pères ont une place considérable dans son œuvre, ce qui pourrait d’ailleurs le faire lire des orientaux – de fait je remarque que certains orientaux se trouvent de plein pied avec un théologien catholique comme Balthasar, sauf que son mode de penser très allemand post-idéaliste en décourage d’autres.

D’un autre coté, là où nous différons, c’est par exemple, en christologie, à propos de sa conception du triduum pascal, du samedi saint et de la descente aux enfers qui alors là, vraiment, n’a pas grand-chose à voir avec St Thomas (Voir Jésus Sauveur, christologie, chap. 10 : de la passion à la descente aux enfers, p.367-453). Balthasar a une conception du cœur de la rédemption et de la mission du christ - qui est une mission de salut bien sur - mais plus que la croix, c’est surtout le samedi saint, c’est-à-dire que c’est dans la descente aux enfers que la mission du Christ culmine. Il donne donc à cet article de foi qu’est la descente aux enfers, la descente dans l’enfer de la damnation éternelle, qui est en tout cas dans le symbole des apôtres, une place qu’il n’avait pas jusqu’ici dans la tradition catholique, théologique et même patristique parce que là, il va quand même beaucoup plus loin que les Pères. Donc sur ce point, les thomistes se sont souvent largement opposés à Balthasar qui fait du mystère du Samedi Saint, le cœur de sa christologie. Son Mystère pascal est un de ses grands livres pour lequel les thomistes marquent une réserve certaine. Aujourd’hui les disciples de Balthasar sont nombreux, le théologien de Lucerne a une puissance de séduction extraordinaire, que les disciples de saint Thomas ne partagent pas, en tout cas vis-à-vis de laquelle ils sont en retrait. J’ajouterai que la confrontation Balthasar – Thomas d’Aquin a commencé, mais ne fait que commencer et qu’elle est à poursuivre.

Coté américain on peut citer Matthew Levering ainsi que le père Thomas Joseph White, o.p., qui est très critique envers Balthasar, encore plus que je ne le suis. Il a publié un beau livre qui s’appelle The Incarnate Lord : A Thomistic Study in Christology (The Catholic University of America Press, 2017. 552 p.) que je suis en train de faire traduire en français et qui devrait paraître cette année, j’espère.

En français, le livre du père Narcisse, Le Christ en sa beauté : Hans Urs von Balthasar et saint Thomas d’Aquin (2 tomes, Soceval, 2005. 320+480 p.) est très bon. Il porte un regard plus positif que les américains que je viens de nommer. Sa démarche est à la fois sympathique et critique. Le thomisme est parfois pugnace et combatif, et il faut l’être de temps en temps, mais il faut toujours faire un effort de sympathie, surtout pour une pensée de l’envergure de Balthasar, comme le père Narcisse l’a fait dans son ouvrage. Il faut comprendre ce qu’a voulu faire Balthasar avant de le critiquer. Donc, il faut faire un effort, comme pour n’importe quel autre théologien d’ailleurs. Il faut entrer dans un système qui en plus n’est pas le notre, avant d’émettre un avis. Accepter un dépaysement n’est pas toujours facile, mais ça doit être réciproque, parce que les modernes qui n’ont rien compris à saint Thomas et qui ne comprennent pas le thomisme, le négligent ou parfois le méprise, il y en a encore beaucoup. Mais croyez-moi saint Thomas a de beaux jours devant lui, et le thomisme n’est pas prêt de rendre l’âme, fort heureusement, je le dis avec une pointe d’humour.


[1Colloque Actualité de saint Thomas d’Aquin tenu les vendredi 26 et samedi 27 janvier 2018 à l’Institut catholique de Paris et organisé par l’Académie catholique de France (avec l’Institut de philosophie comparée-facultés libres de philosophie et de psychologie et la faculté de philosophie de l’Institut catholique de Toulouse, membres institutionnels) et l’unité de recherche Religion, culture et société de l’Institut catholique de Paris (chaire de métaphysique Étienne-Gilson et Institut d’études médiévales) sous la direction du Professeur Olivier Boulnois, président de la chaire de métaphysique Étienne-Gilson, en partenariat avec la Revue thomiste.

[2Jean-Hervé Nicolas,Synthèse dogmatique, de la Trinité à la Trinité, Beauchesne, 1991. 1248 p. et Synthèse dogmatique : Complément de l’univers à la trinité, Beauchesne, 1997, 473 p.

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