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La naissance de la Bible grecque : entretien avec Laurence Vianès

Laurence Vianès est maître de conférences en langue et littérature grecques à l’université de Grenoble-Alpes. Ses recherches concernent la Septante ainsi que l’exégèse des Prophètes bibliques chez les auteurs chrétiens anciens. Elle vient de publier Naissance de la Bible grecque aux éditions Les Belles Lettres (juin 2017, LVI + 296 pages). Elle a bien voulu répondre aux questions du Rouge & le Noir.

R&N : De langue grecque, latine, hébraïque, syriaque ou arabe, les textes regroupés dans cet ouvrage sont de milieux différents et s’étalent du IIe s. av. J.-C.jusqu’au Moyen Âge. Qu’est ce qui fait leur unité ?

Laurence Vianès : Tous ces textes racontent les origines de la traduction grecque de l’Ancien Testament. On l’appelle la Septante parce qu’elle aurait été, dit-on, l’œuvre de soixante-dix ou soixante-douze traducteurs, convoqués à Alexandrie par le roi grec d’Égypte Ptolémée II. Ils sont censés avoir rédigé la traduction du Pentateuque, mais les siècles passant, on leur a attribué aussi les versions grecques de tous les autres livres de la Bible.

La Lettre d’Aristée à Philocrate, qui n’est pas une lettre mais un livre de mémoires, raconte cela en une cinquantaine de pages, parce qu’elle construit autour de ce noyau tout un petit roman très vivant destiné à nous convaincre que le judaïsme peut parfaitement s’intégrer à la culture grecque. Saint Épiphane de Salamine, un Père de l’Église du IVe siècle, le fait plus brièvement, mais il y ajoute les origines des autres traductions grecques utilisées en études bibliques. Les autres textes y consacrent quelques lignes ou quelques pages.

C’est donc la même histoire reprise chez des dizaines d’auteurs, plus de quatre-vingt en tout, dans cinq langues différentes ! On a abrégé certains pour éviter la monotonie ; pour d’autres il a paru important de donner un large extrait, afin que l’on se rende compte du contexte dans lequel s’insère le récit, de ce à quoi il sert de preuve. Le plus fascinant a été pour moi de découvrir combien sont variées les justifications invoquées pour les divergences entre le texte hébreu et la version grecque. Certains nient ces divergences, et prétendent que la version grecque est absolument fidèle à l’hébreu si on considère bien le sens. Pour d’autres, elles existent par la volonté de gens qui ont dissimulé certains secrets du texte : mais étaient-ce les Septante ou d’autres personnages, et souhaitaient-ils se venger du roi, ou mieux lui plaire, ou était-ce parce que ces secrets auraient déconsidéré le judaïsme, ou auraient révélé trop tôt la vérité du christianisme, ou que sais-je encore ? Ce motif de la dissimulation et du texte sacré falsifié parcourt les époques : c’est un des sujets de prédilection pour les théories du complot qu’ont produites l’Antiquité et le Moyen-Âge. On sait que l’islam connaît une tradition sur les versets sataniques du Coran qui se rattache à la même constellation.

R&N : Plusieurs traductions grecques des textes bibliques hébraïques ont été réalisées dans l’Antiquité. Pourquoi la Septante joue-t-elle un rôle plus important que les autres traductions ?

Laurence Vianès : Parce que pendant des siècles elle a été la seule ! Les autres traductions sont arrivées tardivement, et d’ailleurs presque toutes en même temps, puisqu’elles ont toutes été faites entre le deuxième quart du IIe siècle de notre ère et le milieu du IIIe. Cela commence avec Aquila, qui fait une traduction très littérale et soumise à l’hébreu, très déroutante linguistiquement parlant, comparable à celle d’André Chouraqui en français. Puis viennent Théodotion et Symmaque, ainsi que des auteurs anonymes. Toutes celles-là ont été rassemblées par Origène au milieu du troisième siècle dans sa synopse appelée les Hexaples, ce qui a assuré leur célébrité. Auparavant il y avait des contestations de la Septante, des écoles de traduction divergentes, mais elles aboutissaient à modifier les manuscrits existants et non pas à créer de nouvelles traductions autonomes. Et donc on continuait d’appeler tous ces manuscrits d’un seul nom, la Septante, alors qu’il y avait déjà une multiplicité de formes textuelles.

« La Septante », dans toutes ses formes textuelles si éclatées qu’elles soient, était donc la seule traduction disponible dans les premières décennies du christianisme, et ensuite elle est restée la plus répandue. C’est elle que les chrétiens ont lue, et c’est en elle qu’ils ont cherché et trouvé des preuves que Jésus était le Messie. Ils avaient au moins trois raisons de ne pas souhaiter la remplacer par une nouvelle : d’abord, il fallait autant que possible rester fidèle à ce qu’avaient fait les apôtres et les évangélistes dans le Nouveau Testament ; or globalement ceux-ci, quand ils citent l’Ancien Testament, le citent selon la Septante, même s’il y a plusieurs écarts. Puis, du point de vue de l’apologétique il était avantageux de prouver le Christ à partir d’un texte qui n’émanait pas des chrétiens eux-mêmes, un texte qui avait été produit avant que leur religion existe. Enfin, la Septante jouissait d’un prestige bien établi, notamment grâce à la légende — que l’on trouve pour la première fois chez saint Irénée de Lyon, mais qui a sûrement été développée d’abord par les Juifs d’Alexandrie — selon laquelle les soixante-douze sages avaient travaillé séparément et avaient tous produit le même texte grec, ce qui prouvait l’action de l’Esprit Saint. Aucune autre traduction n’aurait pu prétendre à la même autorité. Il suffit de voir à quelles résistances s’est heurté Jérôme, quand il a essayé de faire exactement cela dans le domaine latin : une nouvelle traduction, pour remplacer les vieilles traductions latines qui étaient faites par des anonymes d’après la Septante. Beaucoup de croyants étaient très réticents sur son projet, y compris saint Augustin !

R&N : Comment ces différentes traductions ont-elles cohabité dans l’antiquité ? Quelle furent celles utilisées par les pères de l’Église ?

Laurence Vianès : Les chrétiens utilisaient la Septante. Les Juifs aussi, dans la lecture publique de la liturgie le samedi matin : cependant la traduction d’Aquila a suscité un mouvement de synagogues qui souhaitaient l’utiliser à la place de la Septante, et d’autres encore voulaient s’en tenir au texte hébreu seul. Ces querelles entre Juifs apparaissent dès le IVe siècle, et encore plus au VIe siècle dans le décret de l’empereur Justinien. Dans les textes hébreux rabbiniques, nous voyons aussi que certains valorisent la Septante et que d’autres la considèrent comme une abomination. Cependant aucun rabbin ne parle de celle d’Aquila ni en bien ni en mal, ce qui veut peut-être dire qu’elle était considérée comme purement utilitaire, l’équivalent grec d’un Targum.

Les autres traductions, à notre connaissance, ont toutes gardé un caractère confidentiel : à part peut-être celle de Théodotion, rien ne prouve qu’elles aient existé à plus d’un seul exemplaire, et globalement on peut dire que si Origène ne les avait pas recueillies, elles auraient disparu sans laisser de traces.

Une fois rassemblées en synopsis par Origène, elles ont servi à l’érudition biblique. À l’âge d’or patristique, aux quatrième et cinquième siècles les commentateurs chrétiens les utilisent abondamment, afin se faire une idée de ce que dit réellement le texte hébreu. Comme ils n’atteignent que les échos de celui-ci, dans des traductions qui ne sont pas unifiées entre elles, ils prennent l’habitude de voir le texte biblique sous plusieurs éclairages et finissent par faire de nécessité vertu. Pour eux la Bible est par nature polyphonique. Plusieurs d’entre eux n’hésitent pas à commenter les autres traductions de préférence à la Septante, quand ils les trouvent plus intéressantes pour leur propos. Jérôme, lui, pousse cette idée à fond : il explique qu’il y a dans le texte hébreu (et qu’il y aura donc dans la nouvelle traduction latine qu’il est en train de produire) des passages susceptibles d’être appliqués à Jésus en plus grand nombre que ce que l’on trouve dans la Septante. Selon lui, donc, le texte hébreu est en quelque sorte le plus chrétien des deux, c’est-à-dire le plus exploitable pour une interprétation chrétienne.

Mais à l’opposé, quand on avance vers le Moyen Âge, la Septante est de plus en plus ressentie comme ce qui définit les chrétiens. Elle sert d’attribut identitaire. C’est vrai chez Justinien, un empereur qui aime le dogmatisme et les étiquettes identitaires. C’est vrai surtout hors du domaine linguistique grec, là où on a du mal à se représenter la différence entre deux versions grecques du même texte : ainsi dans le domaine arabophone, même chez les chrétiens. Aux yeux de l’auteur musulman Al- Bîrûnî il y a trois Bibles : celle que les soixante-dix sages ont rédigé pour Ptolémée est la Bible chrétienne, à laquelle s’oppose celle des Juifs, et la troisième est l’exemplaire samaritain. On voit que la différence linguistique est ici gommée : le fait qu’une de ces Bibles soit en grec et les deux autres en hébreu ne compte plus. Corrélativement, la principale divergence mentionnée concerne le décompte des années depuis la création du monde. On sait en effet que la Septante n’attribue pas aux patriarches la même durée de vie que le texte hébreu. Les différences de sens tombent dans l’oubli.

R&N : Malgré sa nature pseudépigraphique, la Lettre d’Aristée nous renseigne-t-elle d’une quelconque manière sur la formation réelle de la Septante ?

Laurence Vianès : C’est une des plus grandes questions de la recherche contemporaine ! La Lettre d’Aristée n’utilise pas simplement la pseudépigraphie comme un code littéraire mais cherche réellement à tromper son lecteur — ce qu’elle a réussi à faire pendant presque deux mille ans. En termes clairs c’est un faux : le narrateur prétend être Aristée, un proche du roi Ptolémée II, et avoir assisté aux événements, alors qu’en réalité il vit à une époque bien postérieure. Cela jette donc le doute sur tout le contenu : le rôle du roi qui passe commande pour la fameuse bibliothèque d’Alexandrie, le fait que les traducteurs venaient de Jérusalem, que le travail a été fait collégialement, sur l’île de Pharos qui ferme le port d’Alexandrie, etc. Mais si nous ne suivons pas la Lettre d’Aristée, nous sommes livrés à nos propres forces pour comprendre la venue à l’existence de la Septante. Et il faut avouer que nos propres forces ne nous mènent pas aussi loin que nous aimerions. La Septante pourrait avoir été traduite pour les besoins religieux de la communauté juive, afin d’être lue dans la liturgie du samedi matin : à supposer que celle-ci ait déjà existé. Ou bien pour les besoins de l’étude : même restriction — c’est le modèle interlinéaire, actuellement promu par des savants comme Albert Pietersma. Ou bien en vue du prestige culturel, comme le dit Sylvie Honigman. Ou encore, afin d’être utilisée comme loi gouvernant la communauté juive, à côté du droit grec et du droit égyptien : c’est l’hypothèse du grand savant Joseph Mélèze-Modrzejewski, récemment décédé [1], et soutenue aussi par Gilles Dorival ; une hypothèse magnifique, mais dont on a du mal à trouver des preuves nettes. Même si de temps en temps les papyrus nous livrent des trouvailles formidables, comme récemment les archives de la communauté juive d’Héracléopolis, même s’il y a de belles hypothèses, on avance difficilement : la plupart des questions restent en suspens, ce qui est frustrant quand on sait que la Lettre d’Aristée nous propose des réponses extrêmement séduisantes à presque tout !

Ainsi il y a quelques décennies, la tendance était plutôt à dire qu’il n’y avait rien d’historique dans la Lettre. Mais actuellement, certains en réhabilitent des éléments, principalement l’intervention du roi. Les uns y voient une forme de patronage culturel répandu dans le monde hellénistique. D’autres pensent que le roi devait être intéressé à connaître les lois que suivaient ses sujets juifs. La Lettre d’Aristée a été décrite comme un mythe d’origine pour la Septante, et il faut reconnaître que, quelle que soit sa part de fiction, elle possède toute la force du mythe. C’est très difficile de s’abstraire entièrement d’un récit qui parle autant à notre imaginaire, et qui a été repris de façon tellement unanime pendant des siècles. Faut-il cependant faire cet effort ? On ne sait.

Mais de toute façon la Lettre, dans la mesure où elle a été rédigée probablement au deuxième siècle avant notre ère, est aussi en elle-même un objet historique. Au cas où elle ne dirait rien sur les véritables origines de la Septante, au moins elle nous dit ce que les Juifs d’Alexandrie ont cru et ont voulu croire à ce sujet, moins de deux cents ans après les faits. Et il est particulièrement précieux qu’un tel document date d’avant l’ère chrétienne, vu l’importance qu’a eue par la suite le texte grec de la Bible dans le changement culturel qui a vu le monde méditerranéen passer du paganisme au christianisme.

R&N : Vous offrez aux lecteurs la première traduction française du Traité des Poids et Mesures d’Épiphane de Salamine. En quoi l’origine de la Septante racontée dans ce texte diffère-t-elle de celle rapportée dans la Lettre d’Aristée ? Quelle en a été l’influence ?

Laurence Vianès : Le Traité des poids et mesures d’Épiphane est utilisé depuis longtemps par les savants de façon partielle, mais peu de gens en ont une vue d’ensemble. Cependant je n’ai traduit que la version abrégée qui est conservée dans la langue originale, car le texte complet, préservé en traduction syriaque, comporte des parties bien arides, notamment sur l’exégèse des poids et mesures bibliques justement. Sur les origines de la Septante, Épiphane donne la légende sous la forme à peu près la plus pittoresque attestée, du moins dans le monde hellénophone. Il croit au miracle des traductions identiques réalisées indépendamment. Détail distinctif, selon lui les traducteurs ont travaillé deux par deux, en trente-six paires, dans des cellules qu’il décrit comme s’il les avait vues lui-même sur l’île de Pharos. Le plus amusant c’est qu’ils ont logé en ville, si bien que pour empêcher les paires de communiquer entre elles, on leur a préparé trente-six chambres doubles qu’ils rejoignent le soir dans trente-six petites barques ! Cette version va avoir un certain succès dans les décennies qui suivent. Elle est reprise par exemples dans le Dialogue de Timothée et Aquila, qui sur ce point et quelques autres (comme sur la carrière d’Aquila) suit très exactement Épiphane. Mais par la suite, le balancier va revenir en arrière, vers des récits plus rationnels. Dans les mêmes années où écrit Épiphane, Jérôme proteste contre l’idée d’une traduction miraculeuse — il savait bien, lui, ce que c’était que traduire ! Dans le Moyen Âge byzantin, beaucoup d’auteurs omettent le miracle des traductions concordantes.

Le traité d’Épiphane a eu aussi beaucoup d’influence en ce qui concerne les autres traducteurs grecs puisque c’est l’une de nos deux seules sources, et de loin la plus détaillée, sur la biographie d’Aquila, Symmaque et Théodotion. Là-dessus, les auteurs postérieurs ne font que le répéter. Or son récit est assez étrange et semble parcouru par des intérêts polémiques, puisque chacun de ces trois hommes se révèle être un traître à sa communauté religieuse d’origine : Aquila au christianisme, Symmaque au samaritanisme et Théodotion à la secte de Marcion.

R&N : Le banquet de la Lettre d’Aristée développe le thème de la compatibilité entre hellénisme et judaïsme, thème repris plus tard par le christianisme antique. Le retour au texte hébreu marque-t-il pour le judaïsme l’abandon de cette optique ?

Laurence Vianès : Les traditions juives défavorables à la Septante, qui datent peut-être seulement de la toute fin de l’Antiquité, et qui disent que la Bible n’aurait pas dû être traduite, qu’elle ne pouvait pas l’être correctement, signifient évidemment que le judaïsme s’est détourné à ce moment-là de la culture grecque. Il faut préciser qu’il s’en est détourné après des siècles pendant lesquels il a assimilé une grosse quantité de ce qu’elle avait de meilleur ! La littérature rabbinique intègre une foule de mots grecs et d’idées tirées de la philosophie grecque. La Lettre d’Aristée, elle, se situe à l’autre extrémité temporelle, dans les tout premiers temps de la fréquentation mutuelle des Juifs et des Grecs. On lui reprochera plutôt d’être empreinte de naïveté et d’angélisme, surtout dans les propos tenus lors du banquet que le roi partage avec les soixante-douze sages, qui prônent la compatibilité entre hellénisme et judaïsme d’une façon bien superficielle en réalité. Ils semblent persuadés que, puisque les Grecs frottés de philosophie sont tous plus ou moins monothéistes, cela suffira pour que tout aille bien ! Ce qui me frappe dans le banquet, c’est à quel point on y cite peu la Bible ; et quand on la cite, ce sont seulement les commandements à caractère éthique. D’autres parties de la Lettre d’Aristée présentent une image du judaïsme beaucoup plus complète, comme là où le grand prêtre Éléazar explique le sens allégorique des observances. On y lit déjà les prémices de ce que sera la pensée de Philon d’Alexandrie, le philosophe qui tente le plus hardiment la synthèse entre judaïsme et hellénisme. Quant au christianisme, comme on le sait, il a promu magnifiquement la fusion de ces deux traditions. Mais cela n’a été possible qu’en allégorisant la loi juive au point de renoncer aux observances et de ne conserver que les commandements éthiques. La compatibilité du judaïsme avec d’autres voies est plus facile à réaliser au plan des notions philosophiques que dans les pratiques concrètes. De nos jours d’ailleurs la revendication des observances, de la part des Juifs, des musulmans et d’autres groupes, me paraît être le grand défi lancé à la laïcité occidentale.


[1En janvier.

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