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R&N : Les contraintes réglementaires et techniques semblent insuffisantes à résoudre les problèmes financiers actuels. N’est-ce pas le signe qu’avant d’être technique, le problème est avant tout humain ?
Pierre de Lauzun : Oui, bien sûr : la technique n’est qu’un outil, et ce sont bien toujours des hommes qui sont responsables. Les réglementations elles-mêmes sont d’ailleurs des décisions humaines ; elles ne relèvent pas exclusivement d’une forme d’objectivité technique mais incorporent dans la plupart des cas un jugement sur ce qui est bien ou mal. En outre la réglementation atteint vite ses limites : vous ne pouvez pas déterminer à l’avance toutes les règles applicables dans toutes les situations, ni vérifier leur respect. D’où l’importance centrale du jugement éthique (et de sa mise en œuvre) qui doit intervenir dans la plupart des actes de la vie humaine, y compris de la vie économique. Même un acte d’achat banal engage à sa façon notre responsabilité morale, si peu que ce soit, simplement par le fait qu’on a mis de l’argent sur tel objet plutôt que tel autre, et que ce faisant on a envoyé un signal au marché, donc aux producteurs et aux commerçants. C’est a fortiori vrai pour des décisions financières, dont l’impact peut être considérable.
R&N : Au-delà de la Finance, n’est-ce pas l’explosion des capacités techniques offertes par l’informatique qui n’ont pas fait (ou du moins pas à temps) l’objet d’une réflexion éthique et morale ?
Pierre de Lauzun : Oui. Nous vivons dans l’idée implicite qu’on commence par laisser se développer une technique et qu’on réfléchit ensuite. En soi, bien sûr, l’innovation technique n’est pas mauvaise et certainement pas d’un point de vue catholique. Ce n’est pas un hasard si c’est dans l’Occident, chrétien au départ, que les inventions techniques se sont multipliées, dès le Moyen Âge : dans un tel contexte il n’y a pas d’inhibition par une forme de tabou, et l’on admet l’innovation parce qu’on sait que le temps n’est pas circulaire, que demain est différent d’aujourd’hui et que nous sommes inscrits dans une Histoire. Mais évidemment la grande différence avec le point de vue ambiant est l’idée de responsabilité morale, tant personnelle que collective, pour soi-même ou à travers la réglementation. Par exemple l’internet peut être reconnu globalement positif, mais cela n’excuse en rien qu’on y tolère une pornographie en accès libre, ni qu’on y passe des heures. De même, le fait qu’on puisse techniquement transférer de l’argent instantanément sur tout le globe n’enlève rien à la responsabilité de chacun envers ses communautés d’appartenance, ni ne diminue le droit de celles-ci à contrôler la mise en œuvre de cette responsabilité.
R&N : Comment l’Eglise catholique perçoit-elle la finance ? Comme une chose intrinsèquement mauvaise ? Comme une chose intrinsèquement bonne ?
Pierre de Lauzun : Rappelons d’abord que la finance occidentale est née en milieu catholique, dans l’Italie puis les Flandres médiévales et renaissantes (d’où les mots d’origine italienne banque, finance, agio, intérêt etc.) et que les premiers théoriciens de l’économie et de la finance ont été les scolastiques de ces mêmes époques, franciscains et dominicains notamment. Ils ont toujours considéré, et la Doctrine Sociale de l’Eglise à leur suite de nos jours, que le commerce et la finance sont des outils, et que tout dépend des valeurs morales de qui les utilise. Le Compendium de la Doctrine sociale de l’Eglise nous dit [N° 368] : « Les marchés financiers ne sont certes pas une nouveauté de notre époque : depuis longtemps déjà, sous diverses formes, ils se sont chargés de répondre à l’exigence de financer des activités productives. L’expérience historique atteste qu’en l’absence de systèmes financiers adéquats, aucune croissance économique n’aurait eu lieu. Les investissements à large échelle, typiques des économies modernes de marché, n’auraient pas été possibles sans le rôle fondamental d’intermédiaire joué par les marchés financiers, qui a permis notamment d’apprécier les fonctions positives de l’épargne pour le développement complexe du système économique et social ». Et : « La création de ce que l’on a qualifié de ‘marché global des capitaux’ a entraîné des effets bénéfiques, grâce à une plus grande mobilité des capitaux permettant aux activités productives d’avoir plus facilement des ressources disponibles ». Quant à la mondialisation financière, Jean-Paul II précisait [1] : « Les processus de globalisation des marchés et des communications ne possèdent pas en eux-mêmes une connotation éthiquement négative, et face à ceux-ci une attitude de condamnation sommaire et a priori n’est donc pas justifiée. Toutefois, les choses qui, en principe, apparaissent comme des facteurs de progrès peuvent engendrer, et de fait produisent déjà, des conséquences ambivalentes ou franchement négatives, en particulier au détriment des plus pauvres…La globalisation aura des effets très positifs si elle peut être soutenue par un puissant sens de l’absolu et de la dignité de toutes les personnes humaines et par le principe que les biens de la terre sont destinés à tous. Il existe un espace, dans cette direction, pour agir de façon loyale et constructive, également au sein d’un secteur très exposé à la spéculation… ».
Ce qui ne les a pas empêchés de critiquer vertement les dérives de la finance. Le Compendium le soulignait : « Le développement de la finance, dont les transactions ont largement surpassé en volume les transactions réelles, risque de suivre une logique toujours plus autoréférentielle, sans lien avec la base réelle de l’économie. » C’est que (n° 369) « une économie financière qui est une fin en soi est destinée à contredire ses finalités, car elle se prive de ses propres racines et de sa propre raison constitutive, et par là de son rôle originel et essentiel de service de l’économie réelle et, en définitive, de développement des personnes et des communautés humaines. » Benoît XVI [2] allait dans le même sens. Évoquant la mondialisation financière, liée au développement de l’électronique et aux politiques de libéralisation des flux monétaires entre les pays, il soulignait : « La fonction objectivement la plus importante de la finance, celle qui consiste à soutenir à long terme la possibilité d’investissements et donc de développement, se révèle aujourd’hui tout à fait fragile : elle subit les contrecoups négatifs d’un système d’échanges financiers – au niveau national et mondial – basé sur une logique du très court terme, qui a pour but l’accroissement de la valeur des activités financières et se concentre sur la gestion technique des diverses formes de risque. La récente crise démontre aussi comment l’activité financière est parfois guidée par des logiques purement auto-référencées et dépourvues de considération, à long terme, pour le bien commun. Le nivellement des objectifs des opérateurs financiers mondiaux à l’échelle du très court terme diminue la capacité de la finance de jouer son rôle de pont entre le présent et l’avenir, pour soutenir la création de nouvelles possibilités de production et de travail sur une longue période. Une finance limitée au court terme et au très court terme devient dangereuse pour tous, même pour ceux qui réussissent à en tirer profit dans les périodes d’euphorie financière. » Notons l’ambition (légitime) que le pape a pour la finance : ‘jouer son rôle de pont entre le présent et l’avenir’. Ambition qui justifie les exigences qu’on a envers elle.
Une question tout à fait différente est la critique radicale de l’idolâtrie de l’argent et du profit, qui peut bien entendu toucher la finance comme secteur d’activité, mais peut concerner en fait tout le monde ou toutes les situations.
R&N : Comment s’est construite la réflexion sur la finance de l’Église catholique ? L’Évangile ne dit que peu de chose sur l’économie...
Pierre de Lauzun : Bien au contraire l’Évangile parle énormément d’économie, comme aucun texte religieux ne le fait. C’est même une de ses spécificités les plus frappantes parmi les textes qualifiés de religieux dans l’histoire de l’humanité. J’ai analysé dans différents ouvrages le nombre considérable de paraboles qui prennent comme point de départ un sujet économique ou même financier. Je reprendrai ici un seul exemple, d’arbitrage financier : c’est l’histoire de quelqu’un qui a repéré qu’un champ donné contenait un trésor ; cachant cette information, il vend tout ce qu’il a pour l’acheter ; et c’est l’attitude qui nous est recommandée envers le Royaume des cieux. En bref, on vend tout (en prenant un risque), afin d’acheter quelque chose qui vaut plus que ce qu’on le paye, donc dont la valeur intrinsèque est supérieure au prix marchand, lequel ne reflète que la perception de valeur qu’en ont les autres. Ce qui veut dire qu’ils ne disposent pas de l’information qui leur aurait permis de donner à ce bien sa véritable valeur : si en effet le vendeur du champ connaissait l’existence du trésor, le prix en tiendrait compte et il n’y aurait plus d’intérêt à l’acheter. C’est là très exactement ce qu’on appelle en finance un arbitrage.
Bien entendu le message principal est spirituel : dans l’exemple précédent, il s’agit de tourner nos aspirations vers le Royaume des Cieux. Et dans tous les exemples similaires, la rationalité économique est transposée pour expliquer et justifier par analogie des réalités d’ordre spirituel. Mais cela nous conduit à un point important : si la sphère économique et financière est jugée apte à véhiculer par comparaison un message spirituel, c’est évidemment qu’au minimum elle n’est pas en soi mauvaise, et que les réflexes et raisonnements qui y sont mis en œuvre sont ‘utilisables’ ou au moins ‘transposables’ dans la sphère spirituelle, au moins en première étape, et donc ont leur sens. En outre, cela livre des messages sur la logique même de cette activité économique. Sachant qu’à nouveau ce même Évangile nous exhorte énergiquement à dépasser le point de vue matériel et la fascination qu’exerce sur nous ce résumé synthétique de tout ce qui peut nous séduire et tromper, l’argent (Mammon). « Faites vous des amis avec le Mammon d’iniquité ».
Il n’est donc pas surprenant que, comme on l’a dit, ce soit dans le monde chrétien que la réflexion économique soit née et se soit affirmée. En revanche, le fait est que dans la période moderne la réflexion sur la finance, sans être inexistante, est quantitativement très peu développée dans la Doctrine sociale. En un sens, j’ai cherché à contribuer à cette réflexion par mes livres, notamment L’Évangile, le Chrétien et l’argent, et Finance : un regard chrétien, qui a reçu l’an dernier un prix du Vatican.
R&N : La doctrine sociale de l’Église insiste particulièrement sur la notion de Bien Commun. En quoi la Finance peut-elle y participer positivement ? Est-ce le cas actuellement ?
Pierre de Lauzun : Comme toutes les activités économiques et humaines en général, la finance peut et doit contribuer au bien commun. Je dirais même que son rôle y est particulièrement important puisqu’il s’agit à travers l’argent de canaliser les ressources qui permettront le développement de demain, depuis le simple achat de son appartement jusqu’au financement des entreprises et des grands projets. Cette responsabilité concerne évidemment d’abord les professionnels du secteur, et les pouvoirs publics. Mais aussi chacun d’entre nous. Car nous sommes tous des épargnants, et quand nous mettons notre argent quelque part, nous envoyons un signal au marché et nous mettons des moyens à la disposition de quelqu’un pour faire quelque chose, en bien ou en mal. Naturellement, pour pouvoir influencer le mouvement il faut une masse critique ; mais les catholiques ne réfléchissent pas assez au développement de cette masse critique qui, si elle est suffisante, peut peser sur les marchés, qui sont comme on sait très sensibles aux moindres mouvements.
R&N : Existe-il une approche chrétienne du risque financier ?
Pierre de Lauzun : La mesure du risque en termes de pure probabilité est, comme diraient les scolastiques, une dimension moralement neutre. En revanche la prise de risque n’est pas moralement neutre. Non qu’on puisse ou même doive éviter tous les risques : tout au contraire, l’activité humaine, y compris la plus bénéfique, implique une prise de risque. Mais cette prise de risque implique notre responsabilité : le choix raisonné de la voie qui nous paraît objectivement la meilleure. Il en est de même en matière financière. Contrairement à ce que certains croient, le placement le plus conforme à l’éthique (pour ceux qui le peuvent) est l’achat d’actions, c’est-à-dire de parts d’entreprises. Non pour spéculer mais pour être solidaire d’une entreprise sur la durée, ce qui suppose qu’on ait analysé qu’elle était bien gérée, qu’elle respectait des règles morales avec toutes ses parties prenantes (collaborateurs, fournisseurs et clients, communauté), que ses produits étaient bons dans tous les sens du terme, utiles et vendus à un prix équitable, etc. Bien entendu il faut pour cela disposer des moyens voulus, c’est-à-dire d’un horizon de temps assez long, et diversifier ses risques. Mais c’est possible collectivement, notamment à travers les caisses de retraite et fonds de pension. S’ils respectent ces mêmes règles éthiques… C’est pourquoi une gestion collective et une analyse financière d’inspiration catholique seraient dans l’ordre des choses.
R&N : Que pensez-vous du lancement, l’année dernière, de l’indice S&P 500 Catholic Values ?
Pierre de Lauzun : On peut y voir positivement le signal de l’intérêt croissant du public catholique pour la question de l’investissement responsable, au sens de la Doctrine sociale. En revanche, on en reste à un niveau très élémentaire : une classification assez mécanique, largement fondée sur l’exclusion de certaines activités. Il faut bien entendu dépasser ce niveau ; mais pour cela ce n’est pas une entreprise comme S&P qui est la mieux placée, mais des catholiques engagés dans cette réflexion, quitte à s’allier des compétences techniques. A mon sens, des laïcs ou des clercs sous leur responsabilité plus que le magistère, mais bien entendu celui-ci peut et doit vérifier qu’il n’y a pas utilisation anormale du qualificatif catholique. Et plus qu’un indice, c’est une agence de notation éthique catholique (ou plusieurs) qu’il faudrait, et de la gestion active.
[1] Jean-Paul II, Discours de 1999, op. cit. N° 4. Dans Caritas in Veritate (N° 42) son successeur va dans le même sens.
[2] Message du 1er janvier 2009 (au N° 10).
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