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[CAUSERIES JAPONAISES] Coutumes et sagesse

Causeries Japonaises

XIX - Coutumes et sagesse

Automne MMXIII, à Hiyoshi

Dernièrement, les commerces fonctionnant 365 jours l’an et 24 heures le jour sont nombreux. Il existe des villes néons actives indifféremment de jour comme de nuit, et même pendant les fêtes de fin d’année. Il se peut que les contemporains en soient arrivés à considérer tabous et interdits rituels [1] comme de simples superstitions. Il se trouve cependant dans ces vieilles coutumes une part de sagesse accumulée par les hommes. Il me semble, en effet, de par mon expérience vécue, que, même si le sens de continuer certains usages s’est estompé, il vaut mieux s’obstiner à appliquer soi-même ces vieux enseignements transmis depuis un temps immémorial et les donner en héritage à la génération suivante. Au sein des superstitions dénigrées par certains, on trouve en fait très souvent un message caché et immensément précieux. Ne peut-on pas dire que ce qui est véritablement effrayant [plus que les histoires effrayantes des légendes et des coutumes] est la vision des ces hommes qui oublient toute mesure sous le couvert d’un soi-disant progrès de la civilisation [2].

Une société qui s’efforce d’extirper les vieux usages du corps des communautés qui la composent afin de pouvoir, par cette destruction systématique de l’héritage commun, tout uniformiser dans une artificialité démesurée, est tout sauf saine. Elle peut cacher le désarroi des hommes en condamnant les superstitions et l’obscurantisme dans une tentative de diabolisation de tout ce qui nous a été transmis et donné en héritage. Faire table rase, croire à la feuille blanche pour se consacrer en une espèce de dieu qui créerait l’homme nouveau... Non, notre société n’a plus rien d’hellénique – Grèce qui abhorrait l’hybris, pire péché de l’homme empiétant sur le domaine des dieux ; qu’auraient dit les Hellènes devant des hommes qui se prennent pour des dieux ! – et même plus rien des fondements humains de toutes les sociétés antiques et traditionnelles, car elle se prend pour une divinité en ayant la prétention de contrôler vie et mort, de résoudre par la raison désincarnée les problèmes qu’elle s’invente, et de nier la nature par l’artifice et l’inversion de tous les principes.

Les coutumes et vieilles mœurs ne sont-elles pas un des plus beaux témoignages de notre humanité ? Cette œuvre collective se fondant sur des générations et des générations de vies et d’expériences incarne de façon éclatante la solidarité du genre humain, la profondeur et la diversité des expériences. Ceux qui ont voulu les tuer en les appelant « superstitions » ne voulaient rien d’autre que la fin des liens entre les hommes vivants et morts et la dissolution de toutes les sociétés par définition incarnées par ses membres.
Quelqu’un me répliquera – sans qu’il sache, victime innocente, qu’il ne fait répéter que la pauvre doxa avec laquelle on nous bourre le crâne à longueur de journées – qu’il ne saurait être question de suivre des coutumes clairement stupides, sans fondements raisonnables et incompréhensibles. Et pourtant, toute la force des coutumes immémoriales se trouve justement dans cette incapacité de la raison à épuiser ses sens : il n’est pas question qu’une personne seule puisse d’un coup comprendre une sagesse accumulée par des centaines de vies ! Et puis, les coutumes font réaliser quelque chose qui devrait être évident à tout être humain : comprendre ne se fait pas simplement par la raison mais aussi par la pratique et par l’application, dans les choses au-delà de la raison, dans l’enchantement de la nature, dans des sensations comme l’effroi, la sérénité, la crainte ou le respect. Les coutumes permettent d’éveiller les sens spirituels qui sont certainement la vraie caractéristique de l’homme, bien plus que la raison qui n’existe que subordonnée à l’âme et aux sens, et aident à affermir des convictions qui ne se fondent par définition pas sur de la raison pure et détachée de la nature. Une raison sans attaches équivaut à l’hybris, à la perte de toute mesure et de toute humanité, à la fermeture aux beautés du monde. Le mystère qui nous définit s’efface – mais ne disparaît pas ! – car il est bien plus facile de croire que l’on sait plutôt que d’avouer avec humilité notre ignorance.
Cela reste vrai pour tout usage ou vieille sagesse qu’il ne faudrait en aucun cas balayer car elle ne nous parlerait pas immédiatement, qu’elle irait à l’encontre de nos préjugés du moment. Une grande sagesse, allant au-delà de la raison, ne peut que choquer et faire prendre conscience de choses au départ désagréables, en nous forçant à reconnaître notre faiblesse. Il vaut mieux, au contraire, se méfier des slogans, mots fourre-tout et raisonnements spécieux dont on nous gave jusqu’à indigestion.
Il est bien entendu qu’il existe des superstitions stupides car elles sont déjà victimes de leur déracinement : par oubli des gens, par perte des liens et de l’incarnation, l’ancienne et vénérable coutume se dégrade et se rabougrit pour atteindre une forme devenue incompréhensible et inapplicable. En fait, l’ancienne coutume toujours vivante, qui changeait sans cesse, en synthétisant toujours l’apport des nouvelles vies, des nouvelles expériences et des originalités personnelles, a été tuée : elle n’évolue donc plus, et décrépit. N’étant plus incarnée, n’étant plus appliquée, n’étant plus considérée pour ses sens cachés mais conservée comme une relique d’un passé perdu et figé, elle ne peut que disparaître. Pour faire vivre une coutume, il faut la prendre au sérieux, mais sans trop de sérieux. Il suffit de la vivre naturellement, sans tomber dans le manichéisme. Notre drame est l’extinction quasi-complète des coutumes et usages, et la disparition d’une ancienne sagesse peut-être perdue à jamais, bien plus précieuse que les arguties pédantes de nos philosophes professionnels du jour, car elles incarnent le lien social et le lien avec nos ancêtres.

Il est enfin un dernier point frappant pour le Français au Japon : notre auteur peut bien critiquer le fait que ses contemporains puissent en arriver à travailler sans interruption, en dépit des interdits traditionnels, mais il ne va jamais demander à l’État de forcer les gens à chômer. La nature de la pensée traditionnelle est encore ici opposée à notre pensée moderne : forcer, écrire dans une loi, fixer une règle évidente est quelque part la tuer, car cela signifie qu’elle n’est plus suivie. Vouloir, par exemple, inscrire l’interdit de l’inceste dans la loi, c’est accepter qu’elle puisse être violée, c’est faire passer la chose du tabou à la possibilité du crime. De même pour le dimanche férié : la foi des fidèles devrait suffire à le rendre férié, par la force de l’usage, sans que l’État n’ait rien à y voir. Au contraire, une fois la loi écrite, les dérogations fusent, en attendant le retournement de ladite loi... L’argument qui consiste à vouloir protéger les petits commerces contre les grands n’en est pas plus opérant : là encore, l’État n’a rien à voir avec l’affaire. L’État ne devrait de toute façon pas interdire ou au contraire encourager sur ce point : seul le respect du jour sacré, concrètement incarné dans les communautés locales par une observance volontaire du chômage, et non forcée, encouragée par l’Église, devrait avoir de l’importance et a en tout cas une vraie valeur. Si les grands commerces profitent de la loi, ce n’est pas de leur faute, mais c’est surtout de notre faute, nous qui allons là-bas pour acheter nos vivres. De quoi a-t-on peur ? Pour les dimanches chômés, avoir voulu se réfugier sous la protection d’un diktat d’État, c’est déjà avoir préparé le revirement de bord dudit État qui, la loi étant faite, n’a que quelques amendements à proposer ou à opérer. Ou alors le refus des libertés locales ne signifie-t-il pas que, finalement, il n’y a plus ni chrétiens ni communautés locales dans notre pays ? Je n’ose y croire...

Paul-Raymond du Lac
Pour Dieu, Pour la France, Pour le Roi

[1Le mot Japonais, « 物忌み », monoimi, est un très vieux concept shinto remontant aux origines de l’histoire japonaise. Il désigne les choses ou les actes impurs à éviter, ou à purifier. Ainsi certains jours, par leur impureté, requéraient un chômage tatillon pour éviter la souillure.

[2Kouji CHIBA, Coutumes Japonaises (日本人の風習), Tokyo, Kawade, 2012, p. 135. « 昨今は365日24時間、営業している店舗が多い。また昼夜を分かたず、年末年始にもにぎわうネオン街がある。現代人にとって物忌みやタブーは、すでに単なる迷信となってしまったのかもしれない。しかし、しきたりには、人間が蓄積してきた知恵という側面もある。これは筆者の実感だが、風習そのものを行う意味が薄れてきてもなお、昔から伝承されてきたことは自分も行い、また次代へ受け継いだほうがいいように思われる。軽視された迷信の中には、実は大切なメッセージが隠されていることもある。真に恐ろしいのは、文明向上の名のもとに節度を忘れた人間の姿といえるだろう。 »

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