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Rééditer aujourd’hui Louis Jugnet, c’est avant tout permettre aux lecteurs d’ouvrir un trésor, et leur faire découvrir une pensée profondément actuelle, parce qu’appuyée sur la philosophia perennis
Après avoir fait réimprimer les deux monuments de philosophie que sont Doctrines philosophique et systèmes politiques [1] ainsi que Problèmes et grands courants de la philosophie [2], les Éditions de Chiré poursuivent tout naturellement leur cycle « Louis Jugnet » [3] en faisant reparaître Catholicisme, foi et problème religieux [4], un texte plus court, remarquablement bien construit, et des plus éclairants, par le fait même d’être concis et synthétique. Ce long article avait été pour la première fois imprimé en 1951, aux Éditions Saint-Michel. La réédition de 2014 est augmentée d’une préface de l’abbé Alain Lorans et d’un index des noms cités.
Il n’est pas nécessaire d’avoir du sang toulousain pour apprécier la pensée si précise de Louis Jugnet, ce dernier ayant irrigué de ses sciences toute une génération de la bourgeoisie locale passée sur les bancs du lycée Pierre de Fermat (tel le professeur Jean de Viguerie) ou de l’Institut d’Études Politiques de la Ville rose, où le docte enseignant passait rapidement sur Marx, en trois minutes, afin de consacrer trois mois à l’essentiel : saint Thomas d’Aquin.
Ici, dans cet opus, Louis Jugnet s’interroge sur quelques grandes problématiques du moment, et les met en perspective avec la foi catholique. Par exemple, il pose le « problème » (terme, à vrai dire, assez neutre et comme mathématique sous sa plume) des progrès de la médecine et de ses effets sur la « mort ». C’est par exemple l’occasion de conclure philosophiquement à l’impossibilité de supprimer [5] la mort « par des moyens purement naturels » (p. 15), l’immortalité étant empiriquement hors de la nature.
Le dessein de Louis Jugnet, par une brève œuvre d’apologétique, est d’interpeller les incroyants afin qu’ils se posent la question du Salut, mais aussi de recatholiciser des chrétiens parfois trop frileux. Le postulat de base du philosophe, c’est de faire de l’homme « un animal social dont la religion (phénomène naturellement collectif [6]) est une activité fondamentale » (p. 19) puis de reconnaître que la philosophie, si utile et si noble, n’ouvre « sur les plus hauts problèmes (le mal, Dieu, etc.) qu’un horizon extrêmement limité » (idem). Il faut donc autre chose à l’homme pour connaître. De là la nécessité de la transcendance. Dans une perspective proprement thomiste, catholique, foi et raison ne s’opposent pas, quoi qu’en pensent les hérauts du rationalisme moderne : « Les mystères par lesquels se traduit le surnaturel sont donc au-dessus de la raison humaine et non contre la raison tout court, ce qui est tout différent. Si on donne à un enfant de cinq ans un traité d’algèbre, il dira n’y voir que gribouillage inintelligible. Et pourtant… » (p. 24). Selon Louis Jugnet, la croyance moderne voulant faire des catholiques de purs irrationnels relèverait de la méconnaissance, de l’ignorance. En effet, si nos contemporains s’inquiétaient de lire les œuvres des « penseurs catholiques » (p. 27), ils se rendraient compte de ce que ceux-ci surpassent tout les autres. En réalité, le problème majeur du rationalisme est que ses fidèles mettent d’emblée son principe « au-dessus et en dehors de [toute] discussion » (idem). Le rationalisme est donc intrinsèquement fanatisme – d’où de sinistres et sanglantes conséquences, dont l’histoire témoigne.
Si le rationalisme est une erreur avérée, la superstition n’est pas meilleure. En tout cas, elle n’est pas catholique. L’être humain doit poursuivre la vérité en son entier afin de trouver son équilibre : « La position catholique écarte à la fois le rationalisme et un “fidéisme” irrationaliste qui oppose foi et raison » (p. 29). Que l’on soit de l’un ou de l’autre versant du problème, c’est toujours cette opposition qui est fausse. Par là, il y a une équivalence entre rationalisme et fidéisme car, dans la perspective catholique, « la raison intervient de multiples façons » (idem).
Si le rationalisme est fort dangereux, c’est qu’il s’est sournoisement invité à la table des théologiens – en fait, de certains parmi eux. C’est le modernisme, inspiré par un esprit révolutionnaire de « table rase » et de soi-disant « retour aux origines ». Chez les catholiques, cette protestantisation pousse à ne voir dans l’histoire de l’Église romaine qu’un agrégat de mensonges, d’inventions et de supercheries. Comme le dit dans un élan de rancœur un personnage (prêtre défroqué revenant à la foi après bien des péripéties) du film Le Défroqué, ce serait : « Le christianisme, de Paul de Tarse à Paul Claudel, deux mille ans d’imposture ! ». Pourtant, la Foi étant révélée, l’Église ne crée pas. Louis Jugnet renoue avec les explications du cardinal Newman, parlant volontiers de « développement de la foi ». Voici ce qu’écrit, quant à lui, notre philosophe :
partant des dogmes de foi comme de “majeure” (au sens où ce mot s’emploie à propos de la déduction syllogistique), la théologie se servant d’une “mineure” rationnelle, c’est-à-dire d’une vérité philosophique bien établie, formulera des conclusions nouvelles […] qui seront comme un hybride de foi et de raison.
[…] il ne s’agit pas de “créer” ou d’ “inventer” des dogmes “nouveaux” : la Révélation est close avec la mort du dernier apôtre. Mais le passage du confus au distinct, de l’implicite à l’explicite, durera jusqu’à la fin des temps, grâce d’ailleurs au magistère de l’Église, et non à l’initiative des théologiens comme tels. En outre, il ne faut pas confondre la systématisation théologique du dogme avec le dogme lui-même
[7]
Tout cela implique un double fait dans l’acte d’avoir foi : 1°/ « une adhésion de l’intelligence et non un élan aveugle du subconscient » (p. 35) ; 2°/ une grâce, c’est-à-dire « une lumière [donnée] d’En-Haut » (idem).
Autre grand point d’achoppement avec nos amis les modernes… le péché originel. Louis Jugnet remet les pendules à l’heure en commençant par battre en brèche l’idée reçue qui voudrait que le péché originel soit la vie sexuelle (élucubration proposée par les gnostiques des premiers siècles). Puis vient la grande philosophie :
À la suite d’une épreuve dont la nature nous est mal connue, l’être humain pécha par orgueil et insubordination contre l’ordre providentiel. Dieu l’en punit alors, non en violant son être même, sa nature, mais en lui retirant les privilèges gratuits, non dus, non exigibles, dont il l’avait gratifié. Adam fut dès lors, comme le disent les théologiens, spoliatus in gratuitis
[8].
En tant que seul être humain, Adam personnifiait à lui seule toute l’humanité. Et, ainsi que l’explique Jugnet, « le péché originel, chez chacun d’entre nous [qui sommes des descendants d’Adam], n’est pas une faute personnelle, mais un état de moindre perfection » (p. 45).
La problématique du péché originel – et, à travers lui, de l’humanité personnifiable en un seul être humain (il faut y voir une conséquence – ou une cause – de la communion des saints et du mystère du corps mystique de l’Église) – ne s’arrête pas là. Loin s’en faut. La grandeur providentielle de la chose se trouve dans le vieil hymne liturgique : « Felix culpa… heureuse faute qui nous a permis d’avoir un tel et si grand Rédempteur… » Effectivement, « [c]e qu’était Adam pour le mal, Jésus le sera, et combien plus efficacement, pour le bien » (p. 47). Le raisonnement se poursuit bien au-delà : « L’Incarnation rédemptrice nous explique maintenant pourquoi Dieu a permis le péché originel lui-même : parce que l’humanité déchue, douloureuse et rachetée, est plus riche et, en un sens très réel, plus parfaite que l’humanité intègre, sans chute ni Rédemption » (p. 47). Pour reprendre l’expression de Marcel Proust, voilà une belle « cure d’altitude mentale » !
Par tradition dite « cartésienne », le Français croit savoir – mais sans en douter… – que le doute est à l’origine de toute pensée bonne, c’est-à-dire officiellement « scientifique ». Refus de la Révélation ; invitation de la « table rase ». Louis Jugnet s’inscrit bien évidemment en faux contre ce vilain préjugé, signant tout un essai sur cette question du doute. Il nous précise d’ailleurs que René Descartes lui-même « acceptait très sincèrement sa foi » et, en bon catholique ne désirant pas s’arroger à lui seul le Magistère de l’Église catholique, « exceptait de son doute les questions religieuses » (p. 69). Mais le doute peut assaillir toute âme, y compris les âmes de saints potentiels : c’est la sècheresse, la traversée du désert. Mais attention aux mauvais scrupules, toujours tristement stériles ! Il ne faut pas « confondre doutes indélibérés ou involontaires, et doutes délibérés et acceptés » (p. 72). Persévérons donc, et instruisons-nous. Avec le doute érigé en maître de vie et de pensée, il est dangereux de ne pas croire en Dieu… mais aussi de ne pas croire à diable ! Bien des mœurs contemporaines s’éclairent sous cet angle de vue…
Le cœur du raisonnement de Louis Jugnet est suivi d’un premier appendice. Ce dernier catalogue différentes citations ou pensées (choisies par l’auteur lui-même) d’écrivains et de penseurs connus, toujours autour des questions que nous avons évoquées ci-dessus. Sont ainsi mentionnés ou cités : Paul Claudel (que l’auteur admire et apprécie tout particulièrement, en en faisant le plus catholique de nos dramaturges), Henri de Tourville, André Malraux, Albert Camus, Jouffroy, Maulnier, Huxley, Anatole France, Julien Green, et bien d’autres…
Concluons avec Louis Jugnet : « il n’y a, en fait, que deux attitudes fondamentales possibles : le rationalisme et le catholicisme. Toute position de compromis est vouée à la disparition » (p. 58). Le choix de Dieu ou le choix du diable.
[1] JUGNET (Louis), Doctrines philosophique et systèmes politiques, Chiré-en-Montreuil, Éditions de Chiré, 2014, 192 p., 18 €.
[2] JUGNET (Louis), Problèmes et grands courants de la philosophie, Chiré-en-Montreuil, Éditions de Chiré, 2013, 280 p., 21 €.
[3] Rappelons que ce philosophe thomiste est décédé en 1973.
[4] JUGNET (Louis), Catholicisme, foi et problème religieux, Chiré-en-Montreuil, Éditions de Chiré, 2014, 88 p., 12 €.
[5] Ce qui n’est pas retarder
[6] Cette parenthèse nous indique que Jugnet, comme son maître saint Thomas d’Aquin, sait reprendre la pensée d’Aristote afin de la prolonger et, ainsi, de la corriger. Aristote, dans sa Politique, avait écrit que « l’homme est par nature un animal politique (parfois traduit par social) ».
[7] Page 31.
[8] Pages 44 et 45.
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