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À la lecture du titre, de la 4ème de couverture, puis de l’introduction, le lecteur pouvait penser que l’auteur nous livrerait ici une étude comparative de la mise en place des statistiques ethniques dans les autres pays occidentaux, des débats que cela provoqua (ou non) ainsi que des différentes approches utilisées en la matière suivant les pays. Disons le clairement : ce n’est pas le cas.
Si le sujet est évoqué par moments dans l’ouvrage, la seule partie consacrée exclusivement à cette question est l’annexe II. Celle-ci compare la façon de procéder des différents pays et les indices qu’ils utilisent pour quantifier la catégorie "immigré" de leurs populations. Tribalat y montre que suivant la méthode employée - combien de grands-parents nés à l’étranger faut-il avoir pour être inclus dans cette catégorie par exemple - les chiffres peuvent être fort différents d’un pays à l’autre. Elle indique d’ailleurs sur ce point qu’une harmonisation européenne serait la bienvenue pour comparer plus facilement les données entre pays européens. Et qui du reste permettrait selon nous d’envisager ces questions à l’échelle du continent Européen.
Si l’annexe en elle-même est fort intéressante, le sujet aurait vraiment mérité d’être plus développé et de faire l’objet d’une partie complète du livre.
Si l’ouvrage n’est ainsi pas une étude comparative, il est cependant une très bonne histoire des différentes controverses qui eurent lieu en France ces dernières décennies autour de la question des statistiques ethniques.
Évoquant l’affaire Safari (1974), Michèle Tribalat s’attarde d’abord dans un premier chapitre à défendre fermement la mémoire de René Carmille. Celui-ci, mort à Dachau en 1945, fut sous l’occupation à la tête du Service national des statistiques (SNS), service qui deviendra l’Insee en 1946. Ce chapitre qui contient néanmoins quelques lourdeurs et redites est suivi d’une brève étude de la loi Informatique et liberté et de ce qu’elle autorise comme traitement de données ethniques en France. Car malgré les polémiques récurrentes, de telles statistiques sont déjà autorisées (mais encadrées) pour la recherche publique et l’Insee en produit depuis de nombreuses années.
Démographe à l’Institut national d’études démographiques (Ined) depuis 40 ans, Michèle Tribalat retrace ensuite, et de manière abondamment sourcée, l’histoire de ces polémiques dans lesquelles les statistiques publiques et l’Ined furent à plusieurs reprises accusées de « faire le jeu du FN ». On rentre désormais au cœur du sujet et l’ouvrage devient alors véritablement intéressant.
L’auteur est résolument en faveur de l’introduction de ces statistiques : son absence limite très fortement les études sur l’immigration que l’on ne peut restreindre à l’étude des étrangers présents en France. Car « la population étrangère est composite. Elle réunit des personnes ayant quitté leur pays et d’autres nées en France plutôt jeunes en raison des modes d’acquisition de la nationalité, facilités pour les enfants nés en France de parents étrangers. Quand presque tous deviennent français à la majorité ou avant, l’effectif s’étiole forcément. Ajoutons à cela la variabilité des questions et des déclarations de nationalité au fil des recensements, sans oublier les enfants nés en France de parents algériens nés avant 1962, français dès la naissance, en vertu du double droit du sol. Par ailleurs, le nombre d’étrangers venus en France, s’il augmente par immigration, diminue au fil du temps, non seulement en raison des retours (sans parler des décès), mais aussi des acquisitions de nationalité française. On a donc deux sous-groupes aux modes de formation et d’attrition très hétérogènes » [1].
Sans la mise en place de telles statistiques, il est impossible d’effectuer un suivi dans le temps de ces populations, d’où la nécessité, pour avoir une vision sur plusieurs générations, de connaitre le pays et la nationalité d’origine des parents et des grands-parents. Ce que demande ici l’auteur est simplement la mise en place d’outils qui permettent d’étudier la réalité de l’immigration en France, et de le faire de manière fiable.
On notera cette proposition faite dans les années 80 par François Dubet (par ailleurs opposé à la collecte d’informations ethniques) qui « recommandait une approximation à partir des patronymes. C’est d’ailleurs ce qu’avait pratiqué l’Insee autrefois pour distinguer les « Français musulmans » d’Algérie notamment lors de l’exploitation du recensement de 1968 » [2]. Tribalat dénonce ici une proposition non seulement étrange mais qui n’est au final qu’une sorte de bricolage. Si l’on accepte d’étudier l’histoire de l’immigration en France, alors il ne faut pas le faire à moitié. Pourquoi donc refuser de le faire sur des données sérieuses et fiables et vouloir se contenter de telles approximations ?
Tribalat plaide ainsi pour la collecte des origines ethniques au sens large. Opposée cependant aux statistiques ethno-raciales à l’américaine [3], elle est aussi très critique envers une éventuelle prise en compte du « ressenti d’appartenance ». Elle leur préfère ces données plus fiables que sont la nationalité et le lieu de naissance sur les deux générations antérieures à celle étudiée car « l’appellation ethnique indique seulement le dépassement de la nationalité et du pays de naissance des individus pour relier à la migration ceux qui ne l’ont jamais connue et sont français parfois dès la naissance » [4]. Ce sont par ailleurs des données de ce type « qui sont produites chez nombre de nos voisins européens et qui ont commencé de l’être en France. Elles sont indispensables à la compréhension du phénomène migratoire dans sa dimension temporelle » [5].
L’auteur nous décrit dans ce chapitre une vision surréaliste du monde de la recherche où se succèdent manœuvres en coulisse, querelles internes et jeux de pouvoirs qui aboutissent à toute une série de blocages et de déblocages (impliquant différents organismes : Insee, Ined, HCI, Cnil, Cnis, ...) de l’enquête jusqu’à la publication chaotique de ses résultats. Si l’enquête eut un mal extrême à aboutir, elle montre aussi l’évolution et l’intérêt qui s’éveillait alors pour ce type de statistiques et comment la mesure « de la diversité et des discriminations a rendu plus légitime la collecte d’information » [6] de ce type par l’Insee. L’auteur souligne par ailleurs les réticences de l’Insee, non pas tant à collecter les données en tant que tel (certaines données l’étaient déjà lors de certaines enquêtes) mais « sur le fait de s’en servir ouvertement pour attribuer des origines ethniques à des personnes » [7].
Une large partie de l’ouvrage est consacrée plus ou moins directement à répondre à Hervé Le Bras (qui finira par ailleurs poursuivi en diffamation par la CGT-Ined [8]) et à retracer comment celui-ci a procédé à ce que Tribalat appelle la « lepénisation d’une querelle interne » [9]. Celui-ci ne trouvera rien de mieux, suite à des conflits internes (liés notamment à des erreurs de projections des populations étrangères commises dans une étude qu’il avait dirigée), que d’accuser ses adversaires de lepénisation rampante en publiant en 1998 un ouvrage, « Le démon des origines », qui sera suivi ensuite d’un certains nombres d’autres. Tribalat y sera sa cible de choix (souvent sans qu’elle ne soit bien souvent nommée directement).
« En jouant avec les heures-les-plus-sombres-de-notre-histoire et en accusant l’Ined d’être quasiment une officine du Front national, Hervé Le Bras a plombé, pour longtemps, la discussion sur le sujet » [10]. À partir de là en effet, les polémiques se succèdent et tout ce qui a, de près ou de loin, rapport avec l’immigration y passe : le calcul du nombre d’immigrés, l’étude de la fécondité ou encore les projections démographiques des étrangers, ...
Les polémiques qui suivront jusqu’en 2015 ne seront que des répliques et des variantes de cette affaire [11].
Chacune des polémique est analysée de manière détaillée - c’est le point fort de l’ouvrage - sans sacrifier les explications plus techniques qui sont parfois nécessaires à leur compréhension. Ainsi, la polémique sur le calcul de la fécondité [12] (à la fois de l’évolution générale de la fécondité en France, mais aussi du différentiel de fécondité entre populations « de souche » et populations immigrées) y est par exemple présentée avec une grande clarté et l’explication technique des différences entre les deux modes de calcul que sont l’Indice Conjoncturel de Fécondité (ICF) et la descendance finale est fort bien expliquée au lecteur (l’analyse de cette polémique est par ailleurs complétée par une annexe qui donne de larges extraits du rapport de Roland Pressat présenté au Conseil scientifique de l’Ined le 21 juin 1990, « l’Ined a t-il masqué l’évolution de la fécondité ? »).
La dernière polémique évoquée dans l’ouvrage est celle lancée par Robert Ménard en mai 2015, lorsqu’il annonça que 64.6% des élèves de Béziers étaient musulmans. Pour Tribalat le problème ne vient aucunement de la façon de procéder : « Tout maire peut en effet consulter la liste des élèves inscrits dans sa commune. La plupart des maires ne s’en privent pas. C’est même devenu un moyen de gérer les menus des repas dans les cantines scolaires » [13]. « L’habileté de Robert Ménard est d’avoir lancé, avec son pourcentage à la virgule près, presque tout le monde sur la piste d’un fichier illégal inexistant, sans contestation du chiffre avancé, et pour cause. Qui irait donner un pourcentage d’élèves musulmans à Béziers susceptible de contredire celui de Robert Ménard puisque son élaboration est interdite ? Du coup rien n’a été dit sur la crédibilité du chiffre qu’il avance. [...] » [14].
On soulignera enfin que cette histoire des différentes polémiques montre clairement comment la volonté politique de plus en plus forte de lutter contre les discriminations et de promouvoir la “diversité” provoqua un changement de position de la part de bon nombre de personnes précédemment opposées aux statistiques ethniques (comment en effet produire des rapports et lutter contre les discriminations sans données fiables sur lesquelles se baser ?).
Si l’introduction progressive de la collecte de données de ce type par l’INSEE est un progrès, « il lui reste à introduire ces données dans les enquêtes annuelles de recensement » [15]. Michèle Tribalat espère que la campagne de 2017 sera l’occasion de clarifier les positions des différents candidats et partis politiques sur cette question : sont-ils favorables ou opposés à la tenue de statistiques ethniques en France ? À quel type de statistiques sont-ils favorables ? Quelles seront les utilisations qu’ils souhaitent faire de telles mesures ?
Il est fort probable en effet, vu la place que prend actuellement l’immigration dans le débat publique, que cette question ne pourra être évitée lors des présidentielles.
[1] p.86-87.
[2] p.105.
[3] p.256-257.
[4] p.256.
[5] p.256.
[6] p.109.
[7] p.104.
[8] p.206-209.
[9] p.141-165.
[10] p.255.
[11] Tribalat note au passage que l’une des polémiques qui surgit alors concernant l’emploi du terme de « Français de souche » était totalement loufoque : le terme n’avait alors pas le sens identitaire et politique qu’il peut avoir maintenant et « Le Monde allait même (en mars 1995) jusqu’à employer l’expression « Français de souche » sans les guillemets ». p.190.
[12] p.150-159.
[13] p.250-251.
[14] p.251-252.
[15] p.258.
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