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Dans le monde des idées, Carl Schmitt est souvent connu pour ses apports conceptuels sur la guerre, la politique, le terrorisme ou encore la souveraineté mais il est souvent oublié qu’il fut un brillant juriste. Le droit constitua pour ce penseur le moyen propédeutique à la découverte de champs de réflexion plus vastes. Schmitt ne se limite donc pas à être un juriste classique analysant des décisions de justice et proposant des pistes doctrinales aux divers contradictions ou vides juridiques. Néanmoins, il est toujours resté un juriste et n’a jamais quitté le droit pour se consacrer intégralement à la philosophie, la théologie ou la théorie politique. Il se situe au carrefour de ces matières avec le droit comme pierre angulaire. La parution en 1928 de sa Théorie de la Constitution à l’aune de ses quarante années ne doit donc étonner personne. Après avoir écrit sur la souveraineté et la politique, Carl Schmitt est revenu à ses premiers amours.
Une constitution représente la totalité réelle ou idéelle de l’unité politique du peuple. Elle est en quelque sorte l’âme de l’État. Ce ne sont pas les normes qui font l’État mais l’État qui produit les normes. La constitution définit aussi la nécessaire subordination et l’ordre hiérarchique au sein de la société. Elle est la forme des formes politiques (monarchie, démocratie, aristocratie, oligarchie, etc.). Ces deux premières définitions sont d’ordre statique. Mais, il est possible de voir la constitution comme le principe du devenir dynamique de l’unité politique, à savoir la somme des volontés des personnes libres en droit en vue d’aller vers l’unité. Dans ce sens, l’ordre consiste en l’exécution d’une volonté commune formée.
Une quatrième acception serait de faire de la constitution la norme des normes ou comme diraient les allemands la norme fondamentale (Grundgesetz). À l’inverse des autres définitions, la constitution est dans ce cas l’État qui est alors considéré comme un devoir-être. La constitution bourgeoise libérale contient la liberté individuelle et le droit de propriété ce qui en fait des principes indépassables. Mais, rien n’explique qui est souverain : le peuple ou le Prince ? Ni l’un, ni l’autre car aucun pouvoir n’existe à côté de la constitution. Cette vision positiviste du droit se passe de la réalité ou de toute rationalité, elle est pure abstraction. Une chose est valide parce qu’elle est valide et seulement si elle est valide. Selon la vision du droit naturel, la validité d’une norme ne repose pas sur sa positivité mais sur sa justesse.
D’après Carl Schmitt, l’unité politique du Reich Allemand ne se fonde pas sur sa constitution mais bien sur la volonté du peuple allemand. L’être de l’État n’est pas la constitution mais la volonté du peuple. Déconnecter la volonté de la norme c’est faire comme si un système normatif était clos et de fait éloigné de toute réalité matérielle. Aucun ordre juridique ne s’est fondé sur des normes abstraites dont la validité ne repose que sur le processus formel dont elles découlent sans considération de leur contenu. Autrement dit, la justesse de la norme ne provient pas de l’autorité qui l’édicte, c’est-à-dire du pouvoir souverain, mais de la norme elle-même. Cette réduction mécaniste du droit consacre la forme pour évacuer le fond. Ainsi, une loi sera valide car elle respecte le processus formel prévu par la constitution, vue comme une norme en soi, une pure norme à l’instar des idées platoniciennes. Or, une norme n’est que par le contenu qu’on lui assigne. Elle ne représente que la forme de la volonté du souverain (qu’il soit le peuple, le prince, un groupe social ou un tyran).
La constitution n’a donc rien d’absolu, elle ne naît pas comme ça. L’unité politique ne vient pas de la justesse de la norme ou de son contenu mais de son existence.
L’auteur note une différence entre le monde anglo-saxon et le continent. Le monde britannique se caractérise par une continuité sans cassure menant vers l’État moderne avec l’intégration, puis la domination de la bourgeoisie sur la noblesse. Au sein du continent, le monarque se bat contre les ordres. L’empereur du Saint Empire Romain Germanique a dû conclure de nombreux pactes avec les Princes-Électeurs et les ordres. Cette situation est ainsi résumée par Hegel : « L’édifice de l’État allemand n’est rien d’autre que la somme des droits que les parties individuelles ont soustraits à l’ensemble. » L’empire allemand fonctionnait sur la base des statu quo féodaux c’est-à-dire d’accords entre les parties. Avec l’avènement de l’Ancien Régime à partir duquel il est légitime de faire naître l’État moderne, le roi devient pleinement souverain, ce qui lui permet de négliger les ordres. La souveraineté revêt à cette époque un caractère indivisible comme l’a théorisé le juriste français du XVIe siècle Jean Bodin. Le Prince prend seul les décisions politiques, peut les modifier, les abroger ou les suspendre. Il fixe lui-même ce qui relève du bien commun ou de l’utilité publique. Pour Carl Schmitt, le monarque est souverain car il peut déclencher l’État d’urgence. La souveraineté découle de cette capacité à suspendre l’ordre établi.
En 1789, d’après les présuppositions libérales, le peuple, prenant conscience de lui-même, se dote d’une constitution (on sait qu’il ne s’agit pas du peuple mais de la bourgeoisie, d’une partie de l’aristocratie et du clergé convertis aux idées des Lumières). Le peuple se meut en nation de par sa capacité à se déterminer politiquement. Cette réalité existentielle trouve sa forme dans une constitution. C’est donc bien la volonté populaire qui crée la constitution. La nation française est une totalité souveraine malgré les principes libéraux de séparation des pouvoirs qui la sous-tendent. La conception du peuple souverain trouve sa source dans le Contrat social de Rousseau. Elle est bien éloignée de l’acception libérale selon laquelle la constitution est souveraine.
Quant à la notion de monarchie constitutionnelle, Carl Schmitt en critique « le dualisme intenable » étant donné que deux entités ne peuvent être souveraines en même temps. Le dictateur agit pour lui-même en dehors du cadre des lois constitutionnelles existantes.
Schmitt distingue deux conceptions : le contrat social qui créé une unité politique ex nihilo par un supposé contrat qui unirait le peuple à l’Etat et le pacte constitutionnel qui suppose au préalable la conscience d’avoir le pouvoir. Par exemple, le peuple suédois a conscience d’être un peuple avec une volonté propre et un projet pour sa subsistance en tant que peuple. Le pacte constitutionnel vient uniquement formaliser cette unité politique. Lorsque ce pacte a un fondement démocratique, une difficulté apparaît. Aristote a théorisé dans sa Politique que la démocratie pour fonctionner nécessite une homogénéité de ses membres. Or, pour atteindre cette homogénéité, la nation brise les unités régionales existantes.
Comme le critique Carl Schmitt, le droit bourgeois ne fait malheureusement pas la différence entre le contrat et le pacte. Or, juridiquement, un contrat n’engage qu’un nombre limité de cocontractants et est résiliable à chaque instant au nom de l’interdiction des engagements perpétuels. À l’inverse, un pacte lie tous les sujets et n’est pas résiliable. Le pacte constitue une notion féodale apparue pour matérialiser le serment des vassaux envers le suzerain.
C’est pourquoi, le juriste allemand préfère évoquer la notion de status. Un status est un pacte vital et durable qui embrasse la personne dans son existence et l’intègre à un ordre global ne se ramenant pas seulement à des relations individuelles mesurables.
Il est la volonté politique qui décide de la forme de l’existence politique. La constitution s’apparente à la manifestation d’une volonté d’exister. Son contenu comprend les lois constitutionnelles. Le pouvoir constituant est donc à distinguer des lois constitutionnelles prises sur son fondement. La différence entre pouvoir et autorité remonte à l’Antiquité. Le droit romain définissait le pouvoir comme la majesté ou la souveraineté, et l’autorité comme la continuité ou la tradition. Le Sénat avait l’autorité et le peuple le pouvoir.
En vertu du droit médiéval, seul Dieu a le pouvoir constituant. Dans une conception traditionnelle, le pouvoir vient du haut. L’entreprise de sécularisation commence avec le calviniste Althusius pour qui le peuple détient le pouvoir constituant. Selon la pensée révolutionnaire, le peuple décide librement et a conscience de la forme d’organisation politique dont il veut se doter. Pour l’Abbé Sieyès, théoricien de la souveraineté populaire, la nation est le sujet du pouvoir constituant émanant des États Généraux. La révolution de 1789 est antidémocratique car le pouvoir n’appartient pas au peuple mais aux trois ordres représentés à l’Assemblée Nationale. Sa constitution est qualifiée par l’auteur de bourgeoise et de libérale.
D’après Carl Schmitt, la faiblesse de la monarchie héréditaire réside dans son principe dynastique qui ne relève pas d’un principe politique mais du droit de la famille. La légitimité du roi ne provient pas de sa personne mais de sa famille qui est intrinsèquement liée à l’État. Si le roi est amené à conclure des pactes avec les autres ordres de la société, cela n’amenuise pas son pouvoir constituant. Le peuple, quant à lui, a les défauts de ses qualités : il n’est ni une autorité, ni une institution donc il n’est pas destructible. Il représenté une volonté d’exister politiquement. C’est cette volonté politique qui donne sa légitimité à la constitution. La volonté populaire ne se mesure que par l’action (manifestation, vote, plébiscite, opinion publique, etc.) et non selon une procédure réglementée. Si le pouvoir constituant est exercé par le peuple qui a conscience de son existence et de son unité, alors cette unité peut subsister malgré les changements constitutionnels.
S’interroger sur la constitution, c’est aussi se questionner sur sa possible fin et ses éventuelles modifications. Au sujet de la fin de la constitution, deux notions sont à distinguer : l’anéantissement et l’abrogation. L’anéantissement suppose à la fois l’abrogation de la constitution et à la fois celle du pouvoir constituant tandis que l’abrogation implique la conservation du pouvoir constituant alors que l’acte formel de constitution prend fin.
La modification ou la suspension de la constitution consiste à modifier les lois constitutionnelles en vigueur ou à les suspendre en application ou non de dispositions constitutionnelles. Ainsi, il peut exister une modification formelle de la constitution par un acteur chargé d’exécuter la constitution, comme le parlement par exemple, sans que le pouvoir constituant soit lui-même changé. Cela peut facilement se produire lorsque la constitution, se déclarant elle-même souveraine, fixe ses propres conditions de modification sans faire intervenir le peuple qui de par son existence constitue le véritable pouvoir constituant. En système démocratique, la souveraineté appartient au peuple, faut-il seulement le rappeler. Dès lors, si le peuple n’a aucun droit de regard sur les modifications constitutionnelles, il faut en déduire que la constitution n’est plus qu’un acte juridique de pure forme, sans aucun lien existentielle avec son peuple et par là même totalement déconnectée du pays réel. Or, les constitutions occidentales sont bâties sur ce modèle positiviste fondé sur une supposée séparation des pouvoirs et la garantie de droits fondamentaux ou de libertés bourgeoises selon l’expression schmitienne qui rappelle d’ailleurs un peu Marx lorsqu’il évoquait les droits de l’homme bourgeois.
La constitution libérale est fondée sur la dialectique de l’État et du citoyen. L’État est décrié comme étant par nature attentatoire aux libertés individuelles du citoyen. C’est pourquoi, la constitution existe pour protéger le citoyen contre les abus de l’État. Emmanuel Kant dans son ouvrage Pour la paix perpétuelle n’écrivait pas autre chose : « L’état civique, seulement en tant qu’état juridique est fondé sur les principes a priori suivants : 1) la liberté de chaque homme de la société, en tant qu’homme ; 2) l’égalité de ce membre avec tout autre, en tant que sujet ; 3) l’autonomie de tout membre d’une communauté, en tant que citoyen. » De manière anecdotique, il faut constater que ni les Lumières, ni les révolutionnaires français n’ont inventé quoi que ce soit. Le mal provenait de cette lumière allemande que fut Kant. Mettons seulement Rousseau à part dont le Contrat social expose une théorie de la souveraineté populaire qui rompt significativement avec la conception kantienne de l’État.
Cette dernière réclame des libertés illimitées pour le citoyen tandis que les moyens de l’État sont bridés. La séparation des pouvoirs permet cet affaiblissement étatique. Kant puis Hegel admettent cela. En pratique, ni la constitution jacobine, ni la constitution girondine ne la consacrent. C’est avec le Directoire, puis avec la constitution de 1845 et Napoléon III que ce principe publiciste est définitivement entériné.
La notion d’État de droit est aussi traversée par cette dialectique. L’État de droit est le respect par l’État du droit objectif existant et des droits subjectifs existants. Ceux-ci sont donc plus importants que l’existence politique ou que la sécurité des citoyens. L’État de droit entraîne l’effondrement du politique et en est à la fois la manifestation et l’instrument. D’un point de vue bourgeois, l’État de droit s’oppose à l’État-puissance, à l’État providence et à l’État policier. Les empiètements sur les libertés individuelles ne peuvent advenir qu’en vertu d’une loi. Schmitt note avec dérision que le gouvernement allemand ne s’est jamais occupé de la délicate question de l’abus de loi tant il était occupé à démonter le gouvernement royal et son administration. Après avoir délimité les compétences étatiques, il convient de les séparer. Les représentants des pouvoirs publics doivent être jugés par des juges indépendants. Dans les États plus politiques, ils sont jugés par une juridiction administrative spécialisée pour les affaires publiques. En pratique, il existe naturellement des procédures spéciales pour mettre à l’abri les hommes publics d’un nombre de procès trop important.
L’État de droit bourgeois repose sur une domination de la loi. En ce début du XXIe siècle, nous ne pouvons que constater à quelle point cette remarque est juste. Plusieurs conceptions de la loi existent. Selon la philosophie aristotélicienne et thomiste, la loi constitue un être universel de raison à opposer aux décrets humains soumis aux passions et aux incertitudes. La loi est générale, le décret gouvernemental vise le particulier.
Dans l’ordre libéral coexistent deux conceptions de la loi : la notion formelle et la notion politique de loi. La notion formelle ou positiviste renvoie à l’idée qu’une loi est la résultante d’une procédure prévue par la législation enclenchée elle-même par des autorités compétentes en matière de législation. Cette vision de la loi fait donc fi du contenu de la loi. Elle constitue l’antithèse de la notion matérielle de loi [1]. La notion politique de la loi renvoie à la volonté concrète. Elle constitue un acte de souveraineté. En royauté, elle est issue de la volonté royale, en démocratie de celle du peuple. En démocratie libérale, elle provient de la souveraineté de la loi. Malgré tous ses efforts, l’État de droit n’a jamais réussi à éliminer cette notion concrète de loi étant donné que la question de la souveraineté se pose toujours en cas de conflit. Au XIXe siècle, la conciliation des deux notions allait de pair avec la destruction de la monarchie à l’aide du pouvoir du peuple et du pouvoir normatif. Une fois le succès de cette entreprise obtenu, le pouvoir normatif s’est débarrassé de la notion politique de la loi et donc du peuple. Dernière acception de la loi, la loi vue comme une simple limite aux libertés individuelles dans le but de limiter la loi au sens de l’expression de la volonté générale et de pérenniser le pré carré libéral.
Contrairement à l’idée bien établie chez les juristes, la Magna Carta de 1215, l’Habeas Corpus de 1679, la Bill of Rights de 1688 ne s’apparentent pas à des droits fondamentaux mais à des pactes conclus entre le souverain et les féodaux afin de protéger leurs droits ou ceux de leurs sujets. Le concept de droit fondamental prend naissance avec la déclaration des droits étatsunienne de 1776. Il s’agit pour l’État de préserver certains droits des citoyens.
Dans le monde antique, le domaine privé n’est pas autonome par rapport à l’espace public. On ne concevait pas qu’une liberté individuelle puisse être séparée de la communauté politique. Une telle prétention aurait été jugée absurde et immorale. À la fin de l’Empire Romain qui avait constitué une universalité pacifiée (un cosmos pacifié), le christianisme reprend cet universum. Ainsi, au Moyen-Age, le pape est à la tête du monde chrétien dont les chefs des différents pays lui sont assujettis. Avec l’Ancien Régime, le pouvoir du roi se détache du pouvoir spirituel : c’est la naissance de la souveraineté étatique. De l’universum, on passe donc au pluriversum c’est-à-dire d’un pouvoir dominé anciennement par l’empereur romain puis par le pape à une pluralité de souverainetés étatiques.
La Révolution Française entérine cette évolution en reléguant peu à peu la religion à la sphère privée. C’est l’appartenance politique qui détermine désormais les groupements humains. La religion ne peut plus être qu’une affaire intime. Fortement critiquée par l’Église catholique, cette évolution est au contraire célébrée par les protestants anabaptistes et puritains. La religion devient un absolu individuel et non plus collectif. L’État comme l’Église ne sont plus que des absolus relatifs tandis que l’individu acquiert des droits absolus. L’État n’est plus qu’un moyen alors que, dans une optique hégélienne, il est bien une fin. Selon Carl Schmitt, l’avènement de la liberté religieuse constitue la matrice des autres droits fondamentaux.
Le droit fondamental est un droit naturel antérieur et supérieur à l’État. Il existe dès la naissance de l’homme peu importe sa nationalité. C’est pourquoi, l’État ne peut les attribuer par une loi. Néanmoins, il peut y porter atteinte dans le cadre légal à condition que l’atteinte soit proportionnée à la finalité recherchée. Lorsque le droit fondamental sort de la sphère individuelle pour entrer dans une dimension collective ou politique, il n’est plus absolu. Les droits fondamentaux ne peuvent être remis en question par une loi légiconstitutionnelle, celle-ci serait alors directement frappée d’inconstitutionnalité.
L’État n’existe pas sans représentation car il symbolise justement la représentation de l’unité politique. Le problème de la démocratie directe est qu’il est impossible de réunir le peuple à un seul et même endroit. En outre, le citoyen agit-il alors au nom de ses intérêts privés ou au nom de l’intérêt général ? À l’inverse des libéraux, Rousseau plaide pour l’intérêt général. Schmitt considère que cette représentation ne peut se fonder totalement sans peuple. Cette représentation existe à partir du moment où le peuple a conscience d’être politiquement à un degré supérieur d’un groupe humain vivant en commun. Les fonctionnaires ne représentent pas l’unité politique, ils sont simplement les exécutants de la représentation politique.
Un peuple n’a pas conscience politique de lui-même lorsqu’il est incapable de distinguer ses amis de ses ennemis. Cette conscience suppose donc qu’il soit capable de définir son identité. En présence de cette conscience politique, le gouvernement a peu de prérogatives car tout se résout tout seul grâce à l’homogénéité donnée naturellement ou obtenue historiquement. Un danger pour l’identité réside lorsque l’homogénéité est donnée par la nature. Le peuple risque alors de tomber dans l’infra politique et de se faire dominer par un peuple plus fort politiquement. Le danger inverse réside dans un excès de représentation entraînant la négation du peuple. Aristote défend une combinaison des deux : homogénéité du peuple et représentation.
Dans une démocratie, le peuple est le sujet du pouvoir constituant et se donne sa constitution. La démocratie suppose le règne du nombre et intègre souvent le concept d’égalité politique qui permet de distinguer le citoyen de l’étranger. Pour Platon, la démocratie, en niant la distinction, fait accéder au pouvoir des hommes dénués de vertu. Aristote conditionne l’efficacité de ce régime politique à l’homogénéité ethnico-culturelle du peuple. La tradition classique relève que la richesse détruit la vertu donc détruit la démocratie car l’homme riche dispose de plus de pouvoirs dans une démocratie que dans une monarchie où ce n’est pas l’argent mais le sang qui est le critère prépondérant.
D’après Rousseau, le fondement de l’Etat est constitué par l’homogénéité des citoyens. L’Etat ne repose donc pas sur un pacte mais sur cette substance homogène. La majorité ne peut alors pas se tromper car tous les citoyens sont censés vouloir la même chose. A défaut d’homogénéité, il existe deux moyens : l’assimilation lente et progressive ou l’expulsion et la persécution des minorités dérangeantes. En URSS, les élites tentèrent de remplacer l’homogénéité de la nation par l’homogénéité de classe. Il faut bien comprendre que la notion essentielle de la démocratie est la notion de peuple à opposer avec la notion libérale d’humanité. C’est pourquoi le concept de démocratie libérale constitue quasiment un oxymore. Si n’importe quel être humain a les mêmes droits que ceux du peuple, à terme ce terme risque de disparaître et de porter un coup de grâce à l’homogénéité de la nation qui sous-tend la démocratie. Hors de l’immanence du peuple, point d’identité et de démocratie. La démocratie ne procède donc pas de Dieu.
La démocratie est le pouvoir du peuple par le peuple pour le peuple. C’est la domination du peuple sur lui-même. Les dominants ne sont pas meilleurs que les dominés, ils ont simplement un mandat de ces derniers. Même quand le peuple élit les meilleurs, cela n’aboutit à former un classe supérieure. Les mandataires du peuple sont donc distingués par le peuple et non du peuple comme dans une aristocratie. Le système démocratique ne suppose pas en tant que telle l’inefficacité politique. Cela n’est qu’avec l’introduction de principes libéraux que la démocratie perd de sa puissance car le libéralisme a pour finalité de limiter et de séparer le pouvoir. Ainsi, une démocratie peut parfaitement autoriser une dictature temporaire pour se défendre ou faire avancer certains projets. Les principes libéraux ne peuvent admettre une telle situation. En effet, Locke et Montesquieu ont théorisé dans leurs ouvrages respectifs Treatises on government (1653) et De l’esprit des lois (1748) la séparation des pouvoirs dans un but d’équilibre des pouvoirs politiques. Il fallait que la loi puisse conserver son caractère général et ne soit pas sous la tutelle des impulsions du pouvoir exécutif. « Le pouvoir arrête le pouvoir » écrit Montesquieu.
Le bicamérisme est au sein de la démocratie d’influence aristocratique car il consiste en l’introduction de pouvoir des anciens dans la chambre haute pour contrebalancer le pouvoir du peuple. Cette idée anglaise, reprise par Montesquieu, donne du pouvoir à la minorité privilégiée par la naissance qui sans cela serait à la merci des décisions majoritaires du bas peuple.
La démocratie présuppose un peuple capable d’action. L’élection a un rôle important dans ce système politique. Le député est le représentant de la nation et non d’un territoire. Le peuple peut aussi prendre des décisions par plébiscite, référendum ou initiative populaire. Pour Rousseau, la démocratie n’est plus à partir du moment où le peuple est représenté. En effet, seul un être absent peut être représenté. Or, la démocratie est censée reposer sur le peuple. Selon Schmitt, le député ne représente pas le peuple mais l’unité politique.
Le libéralisme ignore le souverain qu’il soit le peuple ou le roi. Dans la démocratie libérale, le citoyen vote dans un isoloir, il est individualisé, transformé en homme privé. Or, la volonté de tous n’est pas la somme des volontés individuelles. Carl Schmitt évoque à ce sujet les prémisses du vote électronique réalisé aux Etats-Unis. Il envisage qu’un jour, il serait possible de faire dégager les opinions individuelles des gens à travers des boîtiers installés chez eux. Ce jour est devenu réalité depuis un certain temps qu’on pense aux sondages à la télévision ou sur Internet. Le vote dans l’isoloir correspond donc plus à un amas d’opinions individuelles exprimées qu’une opinion publique. L’auteur nomme cela la privatisation intégrale de l’Etat.
Le danger principal de la démocratie est la domination progressive de groupes invisibles (invisibles car non prévus par le système c’est-à-dire sans reconnaissance démocratique) qui influencent l’opinion. Mais tant que l’homogénéité et sa capacité à distinguer l’ami de l’ennemi du peuple demeurent, ce risque s’amenuise.
La démocratie suppose une identité commune. De ce fait, il faut augmenter le nombre de citoyens ayant le droit de vote pour la réaliser (femmes, jeunes). L’idée quantitative de la démocratie vient du vote individuel qui aboutit à une mathématisation du processus électoral. Au contraire, Rousseau pensait que dix vertueux valaient mieux que dix non vertueux. Ce n’est donc pas un problème de nombre mais de substance. En clair, la démocratie ne sera pas plus parfaite en augmentant le nombre de votants.
L’égalité générale devant la loi induit la suppression des privilèges, une participation égale des citoyens à la vie publique, le devoir de vote (le droit de vote est un principe libéral découlant de l’individualisme bourgeois), le devoir de défendre la patrie et le devoir de payer l’impôt. En revanche, elle n’entraîne pas l’égalité économique même si la sphère publique a la possibilité d’édicter des lois pour limiter les abus du droit de propriété sur la sphère publique (dans une optique libérale, cette dialectique est inversée).
Au XIXe siècle, le parlement a cherché à étendre ses pouvoirs. Avec le temps, cette volonté a coïncidé avec l’émergence de la constitution libérale dont l’objectif principal est d’équilibre les pouvoirs. La bourgeoisie a toujours soutenu le pouvoir parlementaire contre la monarchie et le gouvernement monarchique contre la démocratie prolétarienne dans l’optique de préserver le sacro-saint droit de propriété et la notion libérale de loi.
Dans une conception libérale, le système parlementaire requiert deux conditions : l’instruction du peuple pour qu’il ait conscience de lui-même et le droit de propriété et son corollaire le cens limitant le droit de vote à un certain niveau de richesse. Il permet d’équilibrer l’exécutif et les velléités populaires. Pour le libéral Edmond Burke, la démocratie directe est « la chose la plus éhontée du monde ».
Ce lieu de débats, censé ramener à la raison le peuple et le gouvernement, devient souvent en général une simple chambre d’enregistrement en raison du poids des lobbies et de la logique de parti.
Le juriste catholique et allemand livre à travers cet ouvrage une pensée claire teintée d’apports conceptuels évidents. A rebours de la pensée positiviste de l’époque, il fonde le droit non pas sur la norme mais sur l’existence du peuple. Si Schmitt a soutenu au début le régime nazi, rapidement les SS lui ont reproché l’absence de racialisme dans sa pensée et l’ont écarté du pouvoir. Il a néanmoins continué à être professeur de droit sous le troisième Reich. C’est sans doute pour cette raison qu’il n’est pas étudié à l’Université. Pour le plus grand dommage des étudiants.
[1] Le droit allemand opère cette distinction subtile entre loi matérielle et loi formelle pour distinguer la forme du contenu. Cette précision conceptuelle devrait être plus systématiquement rappelée aux étudiants français en droit ailleurs que dans le cours propédeutique d’Introduction au droit.
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