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Il y a aujourd’hui dans le monde politique français deux conceptions opposées de la patrie qui s’affrontent. Tout le cœur des discussions sur « l’identité » se trouve là, et si le débat est autant embrouillé, c’est sans doute parce que l’on emploie — confusément ? volontairement ? cyniquement ? — une « patrie » pour une autre, sans distinguer ce qui se cache derrière ces deux concepts qui portent le même nom.
La conception la plus naturelle et la plus spontanée de la patrie est celle de la terre d’une descendance : la patrie, « terre des pères ». On en comprend aisément le mécanisme : une famille vivant en un certain lieu a des enfants, qui se marient avec des habitants du même lieu et ont à leur tour des enfants, qui se marient de même au sein du même terroir, et ainsi de suite. De génération en génération, la terre est naturellement considérée comme sienne par la population qui y a toujours vécu — aussi loin que la mémoire collective s’en souvienne. L’attachement de cette « famille de familles » à la terre, désormais « sa » terre, est d’autant plus fort si elle l’a cultivée : toutes les plantes et tous les arbres sont siens parce qu’elle les a fait naître, elle les a engendrés d’une certaine manière comme ses enfants, tandis qu’elle-même a été nourrie par ces fruits de ses mains. On comprend mieux sous cet angle l’expression de « terre charnelle » portée par les Français, ces cultivateurs par excellence jusqu’à la mi-vingtième siècle.
Il est évident qu’une telle « famille de familles » ayant poussé sur la même terre partage des caractères communs, les enfants reproduisant l’éducation prodiguée par leurs parents : même religion, mêmes lois communément acceptées, même culture esthétique et gastronomique, mêmes usages, même parler, mêmes traditions. La terre, devenue comme un patrimoine familial, même au sens très élargi du mot « famille » — celui d’un « pays » comme le pays de Caux ou le pays de Retz par exemple — se préserve, s’enrichit et se transmet collectivement de génération en génération. Si les allégeances peuvent changer, comme dans les pays de marche comme la Franche-Comté ou l’Alsace, la population, elle, ne change pas, et sa terre non plus. Tout ce que cette terre et que ce peuple ont désormais de commun et d’indissociable est désormais le fruit de l’atavisme familial répété sur des générations.
Vienne un élément étranger à cette terre et à ce peuple, il épousera une enfant du pays, leurs enfants en seront donc au moins à moitié [1] ; puis leur descendance, mariée elle aussi dans le pays, en sera au moins aux trois quarts, et les suivants aux sept huitièmes, et ainsi de suite jusqu’à dissolution complète du caractère étranger — ethnique, culturel, linguistique, éventuellement religieux — dans le patrimoine commun de la “patrie”.
On voit ici qu’il s’agit toujours naturellement de la « petite patrie », du « pays » qui, à taille humaine, est grand comme un demi-département et où la plupart des Français d’aujourd’hui retrouvent la quasi totalité de leurs ancêtres maternels ou paternels sur plusieurs siècles. Pour ce qui est de la « grande patrie », la France entière, son envergure démesurée pour l’expérience humaine quotidienne rend moins naturelle la notion d’attachement. Il faut un élément de plus dans le processus d’incarnation mutuelle de la famille et de la terre pour que celle-ci se produise à une telle échelle : la rencontre et l’effort commun des hommes des « petites patries » lors des grands cataclysmes de l’occupation anglaise pendant la guerre de Cent Ans et de l’avance prussienne et allemande aux XIXe et XXe siècles ont joué ce rôle. Mais cette France, cette « grande patrie », n’est rien d’autre qu’un assemblage de « petites patries » unies par les circonstances : ce n’est pas pour rien que le Roi de France disait « mes peuples » et non pas « mon peuple ». [2]
Voilà la « patrie » évidente, la « patrie » naturelle, instinctive, à laquelle chacun s’identifie spontanément. C’est ce que dit le Français quand il constate : « On n’est plus chez nous » quand dans sa ville l’Afrique remplace la France, et c’est aussi ce que dit la racaille, son drapeau entre les mains, en scandant : « One, two, three, viva l’Algérie ! » en sautant sur les voitures qui tentent de se frayer un passage sur les Champs Élysées. Chacun fait référence à sa patrie charnelle, celle qui est arrachée à l’un, qui ne voit plus sa « famille de familles » sur la terre de ses pères, celle pour laquelle bat le cœur de l’autre, sur l’autre rive de la Méditerranée.
On objectera que le lien à la terre n’est pas une évidence : c’est en effet le propre des peuples sédentaires, ce qui est le cas du ou des peuples français. On remarquera cependant que même chez les peuples nomades ou en diaspora, c’est encore le processus d’engendrement en « famille de familles » qui transmet et conserve chez eux appartenance ethnique, langue, religion, culture et traditions. Même sans terre d’attache, c’est parce qu’ils se marient entre eux qu’ils demeurent un peuple uni, et ils se dissolvent dès le moment où leur descendance choisit massivement de se marier en-dehors de cette « famille de familles » et de se mélanger à d’autres. C’est ainsi que les Juifs, ne se mariant qu’entre Juifs, sont restés eux-mêmes pendant des siècles au milieu d’une Europe ethniquement, religieusement, culturellement et linguistiquement différente d’eux. C’est ainsi que les Algériens, les Marocains, les Tunisiens, les Chinois, les Togolais et les autres, se mariant entre eux et se transmettant entre eux les traditions de leurs patries respectives, n’appartiennent à aucune des « petites patries » françaises : ils constituent donc, au sens propre du terme, des diasporas algérienne, marocaine, tunisienne, chinoise et togolaise en France.
Il y a cependant une deuxième notion de « patrie », d’une toute autre nature, qui est la patrie des révolutionnaires. François de Charette, comparant les deux, disait : « Notre Patrie à nous, c’est nos villages, nos autels, nos tombeaux, tout ce que nos pères ont aimé avant nous. Notre Patrie, c’est notre Foi, notre Terre, notre Roi. Mais leur Patrie à eux, qu’est-ce que c’est ? Vous le comprenez, vous ? Ils veulent détruire les coutumes, l’ordre, la tradition. Alors, qu’est-ce que cette Patrie narguante du passé, sans fidélité, sans amour ? Cette patrie de billebaude et d’irréligion ? Pour eux la Patrie semble n’être qu’une idée, pour nous, elle est une terre. Ils l’ont dans le cerveau ; nous, nous l’avons sous les pieds, c’est plus solide ! »
Une patrie fondée sur une idée, une patrie que l’on a « dans la tête » : la « République » idéale dont on nous rebat les oreilles et la « France des valeurs » ne sont pas autre chose que la « patrie » des révolutionnaires.
Définir l’appartenance à cette « patrie »-là, c’est soit fonder cette « patrie » sur des idées ou des principes abstraits — « liberté », « égalité », « fraternité », et maintenant « laïcité » — soit inverser l’ordre de la constitution du patrimoine commun et prendre la conséquence pour une cause — la religion, la langue, la culture, les traditions culinaires et vestimentaires, qui ne sont que les conséquences d’un engendrement au sein de la même « famille de familles » pendant des siècles, sont alors présentés comme les causes d’une identité commune.
Parlons d’abord de la patrie fondée sur des idées. En somme, c’est dire que celui qui pense mal ne fait plus partie de sa « patrie ». Autant dire que les « Lumières » n’étaient pas français quand ils fondaient tout sur une « raison » pure quand tout à leur époque était fondé sur l’alliance de la raison naturelle et de la Révélation ; que les contre-révolutionnaires ont cessé d’être français dès lors qu’ils ont placé le salut de la France dans la monarchie quand ils étaient sommés de le placer dans la république ; que les militants communistes de 1940 n’étaient pas français parce que leur idéologie était incompatible avec les idées promues par l’État Français. C’était la conception révolutionnaire de la patrie : il y avait les « patriotes », et puis il y avait les autres, qu’il fallait soit libérer de leur « ignorance » et de « l’esclavage de la Superstition », soit retrancher pour en « purifier la nation » en les passant par les armes.
Cette conception de la « patrie » fondée sur un corpus d’idées ne tient pas la route, à moins de ne concevoir la « patrie » que dans le cadre d’un régime totalitaire comme celui du Comité de Salut Public. Quelle loi déclarera « non bourguignon » ou « non français » le Bourguignon qui aura mal pensé ? Et d’ailleurs, que faut-il penser ? Faut-il être communiste, socialiste, radical, libéral ou nationaliste pour être lorrain, basque, normand ou français ? Faut-il tenir que l’univers s’étend ou qu’il se rétracte ? Faut-il dire que la liberté s’arrête là où commence celle des autres ou bien que l’être est seulement libre quand il s’affranchit de lui-même pour s’unir à Dieu ? Faut-il être pour l’Union Européenne ou être contre pour être français ?
Par ailleurs, envisageons le processus inverse : si la patrie est fondée sur une idéologie ou sur un corpus d’idées, alors se trouve automatiquement membre de cette « patrie » le Chinois qui, par le plus pur des hasards, adhère au même corpus. Ou l’Arabe, ou le Togolais, qui par la magie des idées, se trouveraient donc plus français que le Français qui pense mal. A ce jeu-là, le lecteur français de La Gerbe était plus allemand que le putschiste de la Tannière du Loup, et le militant du PCF plus russe que Soljenitsyne. On voit ici quelque chose qui s’exprime actuellement chez les militants d’extrême-gauche, mais leur conception totalitaire du monde n’est plus vraiment à démontrer.
Si la « patrie » des idées est absurde, celle des « valeurs » soit l’est tout autant, soit pèche par un raisonnement à rebours.
Si être français, c’est équivalent à adhérer au triptyque « liberté - égalité - fraternité », les Français d’Ancien Régime étaient-ils bien français ? et Clovis ? et Louis XII ? Qu’en est-il des monarchistes d’aujourd’hui ? Le Français de vieille souche, membre naturel de sa « petite patrie » lyonnaise ou auvergnate, mais qui s’est converti à l’islam et veut soumettre la France à la charia ne cesse pas d’être français, même si c’est un Français indigne. [3]
Le triptyque est d’ailleurs récemment devenu un quadriptyque qui inclut maintenant la « laïcité ». Au triptyque bancal parce que « liberté » et « égalité » sont contradictoires s’ajoute donc une notion dont personne n’arrive à donner une définition qui fasse l’unanimité. Promotion de toutes les religions ? promotion des religions mais pas toutes ? indifférence à l’égard des religions ? exclusion des religions ? exclusion de certaines religions ? promotion de certaines religions, indifférence à l’égard d’autres religions et exclusion de certaines religions, ou de certaines pratiques ? et dans quelle mesure ? et dans quel cadre ? Les valeurs évoquées pour définir l’appartenance à la « patrie » sont parfois autres : « défense du plus faible », « attachement à la religion chrétienne », « liberté de la presse », « respect des religions » ou au contraire « droit au blasphème »... sans plus de succès que le triptyque ou quadriptyque républicain.
Si l’on ne parvient pas à définir ce que signifie « être français », ou « être normand, corse ou alsacien » sur la base de valeurs communes, c’est parce que cette conception prend à rebours le processus de l’appartenance. C’est parce que des enfants sont nés et ont été élevés par leurs parents qu’ils partagent avec eux ethnie, religion, culture, langue, usage et traditions, et non l’inverse. Appliqué à l’échelle des familles qui se marient entre elles, ce raisonnement explique la communauté d’appartenance ethnique, religieuse, culturelle, linguistique et de traditions à l’échelle de la « petite patrie », et pour certains caractères, de la « grande patrie ». Les dissensions nées à certaines époques et qui ont perduré par la suite par atavisme ne remettent pas en cause ce modèle.
Si vraiment c’était seulement l’adhésion à des valeurs communes qui fondait l’appartenance à une patrie, qui des ultramontains et des « bouffeurs de curés » serait un vrai Breton ou un vrai Vendéen ? Quelles « valeurs communes » peuvent bien avoir un communiste et un royaliste berrichons ? Un meurtrier ne cesse pas d’être français parce qu’il n’a pas de respect pour la vie humaine. Un gribouilleur d’infect torchon Charlie Hebdo n’est ni plus ni moins français qu’un fidèle de Saint-Nicolas-du-Chardonnet [4], parce que l’adhésion — globale, non automatique — à des valeurs communes n’est pas la cause mais la conséquence de l’appartenance à une « patrie » : elle découle naturellement de l’engendrement au sein des mêmes familles, elle ne fonde pas cet engendrement. On n’est pas français parce qu’on mange du cochon, on mange du cochon — sans tellement réfléchir à la question — parce que les côtes pannées aux pommes sont une tradition culinaire picarde et le cassoulet toulousain une tradition culinaire toulousaine. On reproduit ce que l’on a reçu par sa famille, qui l’a transmis naturellement de génération en génération. C’est ainsi que de vrais Parisiens des arrondissements Nord-Est — qui ont aujourd’hui presque totalement disparu à Paris mais ont pu exporter leur tradition en Province — pouvaient se revendiquer d’une tradition révolutionnaire, tandis que des Vendéens de vieille souche se revendiquent encore de leur tradition chouanne. C’est ainsi que les filles de France sortaient en chapeau avant les années soixante, marchent tête nue dans la rue depuis les années soixante, et ne s’identifient pas du tout aux filles de patries étrangères qui portent le voile islamique, chacune se reconnaissant dans ses aïeules respectives.
On joue aujourd’hui sur les mots. Si le mot « identité » tend à remplacer le mot « patrie », c’est peut-être bien parce que le mot « patrie » est trop clair : il exprime trop bien comme ce sont la descendance, la terre et le sang qui fondent une appartenance charnelle, ancrée, intime, spontanément ressentie et exprimée, dont découlent culture, religion, usages et traditions. Ce n’est sans doute pas innocemment que les politiciens actuels parlent d’une patrie tout en sachant bien que leurs électeurs pensent à l’autre. Dans le fond, les deux chimères révolutionnaires que sont la « patrie des idées » et la « patrie des valeurs » sont bien pratiques : elles masquent la réalité, qui est que l’on a fait entrer par millions les membres de patries charnelles étrangères, qu’on leur a jeté par millions des « cartes d’identité » qui ne veulent rien dire, et que l’on est bien embêté.
[1] « Au moins » car ils seront ethniquement « à moitié » du pays, mais culturellement, linguistiquement et par les usages plus du pays que d’ailleurs.
[2] Roi de France qui d’ailleurs, était comme le « père de famille » de la « famille de familles » française, la « tête » du « corps » fait de membres différents qu’était la « nation ».
[3] Au contraire du fils d’Algériens, de vieille souche algérienne, dont la famille se trouve vivre en France depuis trois générations, et qui veut aussi la charia, mais qui n’a jamais fait partie de la moindre « petite patrie » française parce que ni ses parents, ni ses grands-parents n’en ont fait partie avant lui.
[4] Sauf si l’on considère que la religion française par excellence est la religion catholique, et qu’il manque quelque chose à ce titre au blasphémateur athée qui s’épanouit dans ce genre de feuille de chou.
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