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Nouvelles Causeries japonaises — Souveraineté populaire et totalitarisme

Nouvelles Causeries japonaises

VIII — Souveraineté populaire et totalitarisme

À Hiyoshi

« Le Fukuzawa de cette époque pensait pouvoir gagner la soumission et le soutien du peuple à la loi en remplaçant la conscience du peuple d’être sujet du gouvernement par l’idée que la loi acquiert sa légitimité grâce à la volonté générale [1]. »

Nos chers Japonais, au ton rafraîchissant même lorsqu’ils sont empreints de marxisme et de tendances révolutionnaires, sont inimitables ! L’auteur de ces lignes tente en effet de relever chez Fukuzawa Yukichi — un des plus grands penseurs du XIXe siècle japonais, ayant son effigie sur les billets de dix mille yens, fondateur de l’école privée Keiô et infatigable soutien de la modernisation du Japon sans accepter la perte de son esprit — les origines d’une pseudo-idéologie impérialo-militariste.
Tout l’intérêt de la citation précédente réside dans le fait qu’elle se situe après les analyses de Fukuzawa sur la fiction du contrat, fiction à l’origine de l’idée délétère de souveraineté populaire. À son insu, est dévoilée l’essence même de l’idée de cette souveraineté – c’est-à-dire, en bref, l’idée que l’homme, devenu Dieu sur la Terre, peut décider de tout, par contrat impersonnel, dans une sorte de monde parfait où tous les intérêts égalisés seraient pris en compte et où tout le monde serait heureux ! La tyrannie qui en résulte a ceci de particulier que les individus sont censés se l’imposer par eux-mêmes, puisque toute loi, par la magie démocratique, est le produit des volontés individuelles...

Le raisonnement désincarné conduit indubitablement à la tyrannie puis au totalitarisme bien réel, de façon inévitable. Que le processus soit long, comme dans les démocraties représentatives, ou court, comme en Russie soviétique ou pendant la Terreur en France, il n’en est pas moins inévitable. Une fois que le poison de la souveraineté populaire, d’abord usurpation et caution de toutes les atrocités commises par des individus avides de pouvoir – ce qui montre d’ailleurs toute la folie démentielle de ces diablotins puisque le pouvoir, horrible charge, ne peut pas être désiré : s’il l’est, c’est nécessairement pour en abuser – s’insinue dans les esprits victimes des sirènes de la démocratie, et altère le bon sens et la perception du réel, le pauvre démocrate est condamné à un terrifique esclavage idéologique. Il devient ensuite simple de reprendre le raisonnement de nos chers illuminés qui peuvent conclure que « quiconque refusera d’obéir à la volonté générale y sera contraint par tout le corps : ce qui ne signifie autre chose sinon qu’on le forcera à être libre [2] ». Bienvenue dans les vastes plaines des pays orwelliens, plaines à l’avance dessinées par des Étienne de La Boétie et analysées par des Tocqueville – pour la version douce – ou des Arendt – pour la version dure – !

À cause de la souveraineté populaire, arnaque de notre millénaire, tout devient manichéen, et tout s’oppose : soit noir soit blanc, plus de choix, alors que tout est gris, puisque tout simplement humain. Le péché le plus coupable de cette nouvelle croyance est de confondre gestion quotidienne ou administrative — par la coutume ou par décrets et règlements, pouvant être soumis à changements et à choix, en fonction des situations particulières et des personnes — et les lois, forcément au-dessus des gens, en petit nombre, issues d’une longue histoire et d’une grande expérience, si elles ne sont éternelles – les fonctions régaliennes pour faire court. La souveraineté populaire a ainsi promu la relativité des règlements au titre de lois éternelles, décidées périodiquement par une poignée d’usurpateurs du Ciel et de la Terre, usurpateurs patentés qui chamboulent tout selon leur plaisir, dans un abus de pouvoir toujours renouvelé. La monstruosité du sacré de la loi, sans transcendance et sans bien, se révèle dans la volonté totalitaire de forcer toutes les volontés en pensées, et, par voie de conséquence, en actes. Même les pires tyrannies du passé, qui croyaient en une transcendance, n’avaient jamais eu le péché d’hybris de vouloir créer un homme nouveau, en agissant sur la pensée !

Cela est essentiel à comprendre afin de discerner ce que l’on entend par le mot démocratie, terme qui fut défiguré pour signifier quasi systématiquement « souveraineté populaire ». Au niveau d’États du gabarit de la France, une démocratie ne peut qu’avoir des tendances totalitaires, car elle contient nécessairement, par le fonctionnement de la représentation, cette idée de souveraineté populaire viciée qui rend floue la conception de loi. En France, nous avons de plus une république, dont la raison d’exister est la destruction de la spiritualité, si ce n’est la sienne, et la création de l’homme-nouveau – dont la caractéristique est surtout d’être uniforme, et d’obéir aux nouvelles lubies du moment, caractéristique qui supprime par conséquent tout garde-fou et toute symbolique de souveraineté réelle, c’est-à-dire celle du Ciel.
La seule démocratie qui ait un sens est celle de la communauté qui décide à l’unanimité des actions ou des règles n’ayant jamais la prétention d’être des lois et d’empiéter sur les mystères. Il peut parfois exister une sorte de délégation par familles ou par groupements de familles, mais tout cela reste des modes de gestion locale chez des groupements humains ancrés dans la réalité : rien à voir avec la souveraineté qui se trouve dans les fonctions régaliennes, et qui s’incarne toujours chez une personne particulière dont la tradition d’avoir un roi n’est que le meilleur aboutissement existant, par la reconnaissance des mystères, par l’humble recherche des lois éternelles et par l’accomplissement opiniâtre de son devoir, dans une modestie démesurée.

Le seul excès qui est nécessaire à l’homme, et a fortiori au roi, est l’humilité devant la souveraineté divine à laquelle il participe.

Paul-Raymond du Lac
Pour Dieu, Pour la France, Pour le Roi

[1Shôji YAMADA, Yukichi Fukusawa et l’idéologie du Tennô-sei (天皇制イデオロギーと福沢諭吉), Université de Rikkyo, Shien, volume 18, numéro 1, 1957, p.30 : « この時期の福沢にあっては、国民に政治の主体としての意識を喚起し、しかも法がその国民の意志に基くという観念を国民にいだかせることによって、法が国民の内面からの支持と服従を受けるものと考えられていたのである。 »

[2Jean-Jacques ROUSSEAU, Du Contrat social, livre I, chapitre VII. D’un point de vue purement théorique, cette phrase, dans la pensée du contrat social, n’implique pas forcément une réponse physique sur les membres du corps social, et décrit une sorte d’effet mécanique de la volonté générale sur les volontés individuelles, effet sans violence manifeste, puisque la volonté générale retranscrit les volontés individuelles en mieux...
Vous remarquerez sans peine la vacuité du raisonnement qui ne dépasse pas la masturbation intellectuelle se fondant sur des fantasmes d’égalité et de perfection idéale – enfin selon l’idéal de l’auteur... La faille de tout le raisonnement de J.-J. Rousseau réside dans cette déconnexion par rapport au fait, et par le travestissement de valeurs comme la liberté. Pour la première faille : la liberté est de se forcer, voire de forcer les gens, à penser comme il faut. La porte est ouverte au totalitarisme contemporain. Il n’est pas question de savoir ce que pensait Rousseau : dans tous les cas, ses textes se sont révélés délétères et au fondement de tous les raisonnements fallacieux apportant l’inversion du monde et l’homme-dieu.
La citation est en tout cas typique d’une conception de la liberté bien étrange : comment la liberté pourrait-elle se trouver ailleurs qu’à l’intérieur de nous – car c’est bien de la liberté foncière de l’esprit dont Rousseau parle, liberté foncière dont la soumission provoque la soumission totale à la volonté générale ?

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