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« Jamais, dans aucun moment de son histoire, on n’a remis la France debout, on ne l’a tirée du danger autrement que par l’Etat. C’est un fait. »
(Charles de Gaulle, Lettres, notes et carnets, tome 6, Plon, p. 401 [1]).
Dans un article récemment publié sur ce site, Remseeks s’est penché sur le bilan du général de Gaulle, incarnation de l’homme providentiel. L’auteur constate d’abord, en le regrettant — « fait récent et très surprenant, presque hérétique » — que même une partie de la « droite de la droite » s’associe désormais à la canonisation laïque de ce personnage. Après avoir donné acte à l’homme des éléments positifs de son bilan, il observe pourtant que sa très sévère conclusion, — « présenter le Général de Gaulle comme un ingrat, un traître et un génocidaire », — est aujourd’hui assimilée à « un crime de lèse-majesté, c’est presque du révisionnisme ». Il a au demeurant, sur ce dernier point, parfaitement raison [2].
Certains jugements portés par l’auteur sur Charles de Gaulle peuvent paraître excessifs, notamment concernant l’analyse des conséquences du drame algérien sur le plan démographique, qui inclinèrent clairement le fondateur de la Cinquième République, conscient de la nécessité de préserver une certaine stabilité dans la composition de la population de la France [3], à mettre fin à la présence française en Afrique du Nord. Nous n’entrerons néanmoins pas ici dans ces considérations. Car au-delà du bilan de l’action politique de ce personnage, ce qui frappe dans l’article est moins ce qu’il affirme que ce qu’il passe sous silence, sans doute parce que ce n’est pas son propos. Son auteur ne se livre en effet pas à un exercice que la vie du général de Gaulle illustre pourtant admirablement et que son titre (« Réquisitoire contre l’homme providentiel ») donne l’impression d’annoncer : une analyse de la place et de la valeur intrinsèque du recours à l’homme providentiel. C’est sur ce point qu’il est donc proposé ici de le compléter. L’objectif, à partir d’un regard porté sur la philosophie politique de Charles de Gaulle, sera, d’une part, de placer l’action de ce dernier dans une perspective historique et institutionnelle et, d’autre part, de s’interroger sur la pertinence, pour l’avenir, du recours à l’homme providentiel.
On peut d’abord rappeler une évidence tue par l’auteur de l’article : la France s’est tout entière construite sur l’articulation entre ces deux acteurs, l’homme et la Providence. Or un homme, si les mots ont un sens, ne devient providentiel que si la Providence le veut bien. On fait beaucoup trop l’impasse sur le caractère absolument central de cette confrontation : d’abord, l’onction providentielle n’a pas été donnée par hasard à Clovis et à ses successeurs selon la loi salique ; ensuite, elle ne l’a pas été sans contreparties ; enfin, la France seule parmi les nations qui composent la Chrétienté s’est construite, à partir de rien, sur cette union du trône et de l’autel. Cette vocation a été bien résumée par le pape saint Grégoire Ier : « Autant la dignité royale est au-dessus des autres conditions humaines, autant votre dignité à vous l’emporte sur celle de tous les autres rois. Régner est peu de chose, puisque d’autres que vous sont rois, eux aussi, mais ce qui vous constitue un titre unique, que les autres rois ne méritent point, c’est d’être catholique. » [4]
Ainsi le thème de l’homme providentiel, loin d’être né en 1940, a ponctué toute l’histoire de France. L’acte fondateur du baptême de Clovis a fourni les bases sur lesquelles s’est érigé un cadre institutionnel dans lequel des hommes ont été successivement appelés, en vertu de règles successorales jamais mises à bas [5] jusqu’en 1789, à construire la nation française et en faire la première d’Europe : ces hommes ont tous cru que c’était la Providence qui leur donnait cette légitimité et qu’ils rendraient compte de l’usage qu’ils en feraient devant leur Créateur. Le révisionnisme le plus nuisible et le plus malhonnête, de ce point de vue, n’est donc pas tant celui qui, circonstanciellement, aurait vu Charles de Gaulle usurper le titre d’homme providentiel dévolu par l’Assemblée nationale à Philippe Pétain : c’est plutôt toute l’histoire officielle des régimes postérieurs à la Révolution, incarnée par Michelet, qui s’acharne à taire, voire à tourner en ridicule, le rôle providentiel joué par la monarchie française, dans la continuité de chacune de ses déclinaisons dynastiques successives. Mérovingiens, Carolingiens, Capétiens directs, Valois, Bourbons : les hommes qui ont, l’un après l’autre, incarné la légitimité née en 496 ont bel et bien rencontré la Providence. Et le bilan des règnes de ceux qui furent à tour de rôle oints de l’huile [6] qui coula sur le front de Clovis, — les règnes de saint Louis, de Philippe le Bel, de Charles VII, de Henri IV, de Louis XIV après la Fronde, pour ne citer que les plus manifestement « providentiels » d’entre eux, — démontre la constance absolue du recours à l’homme providentiel à chaque étape de la construction de la nation française.
Ce n’est donc pas un hasard que, de toutes les Constitutions françaises, la plus durable ait été celle de l’Ancien Régime. Jamais codifiée, elle se composait des lois fondamentales du Royaume. Elle permettait une forme de gouvernement qu’après la Révolution, aucun pouvoir n’a jamais pu reproduire, puisque aussi bien son caractère absolu et personnel était légitimé, mais aussi tempéré, par la soumission à un Dieu infiniment bon aux lois Duquel tous, même le Souverain, étaient tenus.
Après la Révolution, ce système souple de Constitution coutumière, proche de celui qu’a conservé l’Angleterre jusqu’à nos jours, a disparu irrévocablement et, avec elle, la soumission de la France au plan divin. Alexandre de Lameth, s’exprimant devant l’Assemblée nationale le 14 septembre 1789, a parfaitement résumé l’état d’esprit dans lequel a été consommée, en connaissance de cause, cette rupture : « N’avons-nous pas sur l’Angleterre le précieux avantage de pouvoir ordonner en même temps toutes les parties de notre Constitution, tandis que la sienne a été faite à différentes époques ? » [7]
Tout au long de notre histoire, après cette date, se manifeste donc cet état d’esprit. Il est fait de confiance dans le droit écrit et d’idéalisme. La rupture entre la monarchie et le parlementarisme, entre jusnaturalisme et positivisme, s’est accomplie cette année-là. La volonté générale se substituant à celle du prince, il fallait désormais, et sans retour en arrière possible, qu’elle fût codifiée, et ce « tout en même temps » à chaque fois.
Et pourtant, même la catastrophe révolutionnaire, en jetant bas les lois fondamentales issues de ce contrat passé avec Dieu, a été incapable de rompre avec le caractère incontournable, en France, de l’homme providentiel : en moins de dix ans elle en enfanta un nouveau, en la personne de Bonaparte, démontrant que le gouvernement personnel était trop ancré dans le caractère national pour donner sans transition la place à un autre. Mais ce faisant, la Révolution permit une novation dévastatrice : le pouvoir de Bonaparte, — lui-même le savait mieux que quiconque, — puisque issu de la négation du trône et de l’autel, ne pouvait être que personnel. Or, qui dit pouvoir personnel, dit pouvoir viager : de fait, ni le sien, ni celui de son neveu, ni même celui de l’usurpateur de Juillet ne survécurent à leurs premiers déboires. À partir de la Révolution, l’homme providentiel était condamné à réussir ou à être voué aux gémonies.
Est-ce la difficulté de conduire cet exercice qui a causé tant d’instabilité institutionnelle ? Il convient de se rappeler que, même si chacune des treize à quinze Constitutions qui se sont ensuite succédées a changé, parfois profondément, l’organisation des pouvoirs politiques, elles ont passé sous silence, ou du moins peu modifié, la structure des administrations centrales, la représentation de l’État dans l’ensemble du territoire, le régime des collectivités locales, l’organisation de la justice et de l’armée, qui se rapportent tous à des institutions restées relativement inchangées depuis le début du dix-neuvième siècle. Et le système administratif élaboré sous le Consulat et l’Empire, que la Restauration et les régimes postérieurs ont pour l’essentiel conservé, ne faisait que codifier des dispositifs préexistant à la Révolution. Tocqueville, qui se méfiait des hommes providentiels et aimait les contrepouvoirs [8], en décrivant ces éléments de continuité, a mis le doigt sur une indéniable réalité, qui a quelque peu atténué les effets réels des modifications constitutionnelles, et conduit à une certaine stabilité, dans la pratique. La France n’a pas cessé d’être une grande puissance au dix-neuvième siècle ; et les catastrophes traditionnellement associées au régimes postérieurs à la Révolution (1813, 1870, 1940) ont pour pendants à peu près exacts et guère plus glorieux celles de 1709, 1649, 1589, 1422...
Les constantes l’emportent ainsi sur les crises de régime : avant ou après 1789, l’histoire de France ne saurait être lue en portant un regard complaisant sur l’action de certains hommes providentiels, qu’ils soient légitimes ou investis d’un pouvoir personnel, et qu’on trie avec discernement en fonction de la thèse qu’on voudrait défendre. Il est néanmoins tout aussi indéniable que, même si elle avait donc un côté superficiel et factice, derrière lequel se dissimulait un robuste conservatisme caractérisant lui aussi, à sa manière, les Français, l’instabilité institutionnelle s’est installée durablement entre la Révolution et l’adoption par le peuple de l’actuelle Constitution.
C’est dans ce contexte de continuité masquée par une crise de légitimité, à son pic au moment des débuts de la Troisième République, qu’il aurait fallu, pour bien la juger, placer la vie de Charles de Gaulle : né, dans une famille viscéralement attachée à la légitimité [9], à une date, 1890, où le Ralliement à la République ne faisait que commencer, il reçut une éducation à tous égards conforme à celle qu’on donnait alors dans les familles de tradition catholique et royaliste. Marqué par la piété du milieu familial, il resta, jusqu’à la fin de sa vie, catholique très pratiquant [10]. Cette circonstance fait que, lorsqu’il fut appelé par la Providence à de hautes responsabilités, il ne les envisagea jamais comme pouvant s’exercer autrement que sous le regard et, en dernier ressort, le jugement de Dieu.
Le général de Gaulle endossa tardivement et de sa propre autorité le manteau de l’homme providentiel. Dans le contexte dramatique de juin 1940, qui renouait avec les pires moments de la guerre de Cent Ans, le cadre institutionnel en vigueur, — l’auteur du Réquisitoire contre l’homme providentiel en convient, — s’avérait entièrement dépassé : indépendamment des hommes, les recours possibles ne pouvaient, en raison des circonstances, s’inscrire ni dans le retour au cadre de l’Ancien Régime, — puisque aussi bien personne n’avait alors et ne pouvait avoir aucune légitimité institutionnelle, — ni, du moins dans un premier temps, dans une légitimité personnelle qui n’existait alors pas davantage. La comparaison, parfois tentée, de Charles de Gaulle avec Bonaparte ne tient en effet guère [11] ; et c’est à partir de fondements théoriques nouveaux, mais enracinés dans une histoire institutionnelle qu’il connaissait sur le bout des doigts que, mû par son profond amour pour la France et la conviction qu’elle était appelée à jouer un rôle au-dessus des autres nations, Charles de Gaulle construisit en quelques années sa théorie politique. Et ces fondements étaient tout sauf dictés par les circonstances.
Lorsque fut élaborée la Constitution de la Cinquième République, les deux Constitutions dont le fonctionnement avait, pour le meilleur ou pour le pire, le plus marqué le pays, — du moins par rapport au critère, certes partiel, de la durée, — avaient été celle de l’Ancien Régime et celle de la Troisième République. Ces deux Constitutions étaient, chacune dans son genre, l’expression la plus pure que la France eût connue de deux formes d’organisation des pouvoirs publics, la monarchie et le régime parlementaire. Chacune des deux échoua en dernier ressort à cause de l’incapacité de l’institution possédant l’essentiel du pouvoir, — le monarque pour l’Ancien Régime, puis le Parlement pour la Troisième République, — à résoudre une crise exceptionnellement grave.
Ce qui a fait, avant toute autre considération, l’originalité de la philosophie politique de Charles de Gaulle, c’est qu’il s’est d’emblée refusé de choisir, — comme son milieu familial et son éducation auraient pu l’y conduire naturellement, — entre deux systèmes. Pour lui, chacun de ces deux régimes avait puissamment contribué à construire la grandeur de la France : l’Ancien Régime avait forgé la nation française et en avait fait la première d’Europe ; la Troisième République, la gueuse exécrée par les légitimistes, avait donné au monde l’exemple d’un État humaniste, confiant dans les effets bénéfiques de la science, respectueux des droits de l’homme et soucieux de faire progresser le niveau d’instruction.
Or, le général de Gaulle innove radicalement — et s’attire ainsi la haine de ceux qui contestent à la République laïque le moindre bénéfice d’inventaire — en ne voulant rien exclure du Panthéon national de ce qui avait contribué à la grandeur de France. À cet égards il fait sienne, d’une certaine manière, la vision tocquevillienne de l’histoire de France : comme le relève Alain Larcan, président du conseil scientifique de la Fondation Charles de Gaulle, le général a beaucoup lu et beaucoup écrit et l’inventaire de ses lectures, qu’il a reconstitué, explique pour une bonne part sa philosophie politique. Comme le note M. Larcan : « Il partage avec Michelet, Lavisse, Péguy et Barrès l’idée de la continuité et de l’unité de l’histoire de France, intégrant dans une même vision globale la Royauté, la République et l’Empire ; c’est en cela qu’il est fondamentalement non maurrassien. » [12] Cette vision subordonne tout à la recherche de l’unité et met l’accent sur la nécessité de fuir la division qui tenaille les Français depuis l’époque gauloise. La grandeur du pays en est l’autre constante, sans laquelle la France ne saurait être elle-même [13], matérialisée par ces deux composantes, son rayonnement universel, d’une part, son attachement au progrès et à la dignité de l’homme, de l’autre [14].
Lorsqu’il a conçu pour elle des institutions nouvelles, le général de Gaulle avait justement pour souci qu’elles fussent adaptées à ce contexte, issu d’une vision réaliste [15] mais fortement romancée — on sent dans cette synthèse l’influence de Chateaubriand, de Péguy, de Barrès, se mêlant à celle de Michelet [16], — de l’histoire. C’est là la grande originalité de la Constitution de 1958, initialement décriée comme césaro-bonapartiste [17] à cause de la confusion fonctionnelle des pouvoirs, typique des régimes de pouvoir personnel postérieurs à la Révolution, à laquelle elle revenait partiellement. La réalité est plus nuancée : la Cinquième République est la première, en France, à avoir tenté une synthèse entre ces deux formes de régime, la monarchie, au sens étymologique de ce mot, et le régime parlementaire. Dans la vision du général de Gaulle, l’histoire les avait ancrées dans la mémoire des Français, et il considérait que le caractère collectif de ces derniers était devenu tel qu’ils ne pouvaient se passer durablement, pour être bien gouvernés, ni tout à fait de l’une, ni tout à fait de l’autre. Faute de trouver une formule qui alliât les caractéristiques des deux systèmes, la France pouvait donc paraître vouée à l’instabilité et à la division. C’est pour rompre avec cette instabilité qu’elle avait connue en effet pendant un siècle et demi qu’il a voulu gouverner à travers le système novateur et unique au monde qu’il a institué, combinant monarchie élective et parlementarisme rationalisé.
Mais ce qui était vrai sur le plan institutionnel ne l’était pas forcément sur celui des hommes : l’échec de De Gaulle aura sans doute été, malgré l’indéniable succès de la Cinquième République, par rapport aux régimes républicains précédents, comme instrument de gouvernement, de ne pas avoir su guérir la rupture — la blessure, même — que la Révolution avait causée dans l’exercice du pouvoir. Charles de Gaulle était convaincu que les circonstances dans lesquelles il avait commencé d’exercer ses responsabilités politiques lui conféraient une légitimité personnelle dépassant le cadre purement circonstanciel et démocratique d’une élection [18] et, en ce sens, il s’inscrivait assurément dans la tradition française évoquée supra de l’homme providentiel. Ceux qui voient là, pour des raisons parfois contradictoires, une forme d’usurpation, ne se sont pas privés de la lui contester [19]. Il était en revanche hanté par le caractère nécessairement viager de cette légitimité : il savait que la synthèse politique manifeste qu’il avait imprimée aux institutions de la Cinquième République ne pouvait s’étendre à la fonction qu’il avait occupée et qu’après lui il n’y aurait ni dynastie nouvelle, ni succession ininterrompue d’hommes pourvus d’une légitimité personnelle suffisante.
Logique avec lui-même, Charles de Gaulle quitta ses fonctions à l’instant même du désaveu populaire de 1969. Il avait noué des contacts — qui ne débouchèrent sur rien — avec le prétendant orléaniste [20], y voyant manifestement la piste d’une solution possible à la contradiction institutionnelle d’une monarchie semi-élective potentiellement otage de la médiocrité d’un homme. Cette voie quelque peu utopiste n’ayant pas prospéré, ses successeurs furent tous confrontés à l’impossibilité de se construire une légitimité — et un bilan — sur des bases aussi étroites. Cinquante ans après l’institution de l’élection au suffrage universel du président de la Rapublique, l’impopularité cataclysmique de François Hollande signifie-t-elle que le recours à l’homme providentiel n’est plus ouvert aux Français ? Ou les appelle-t-elle au contraire à définir ensemble les bases institutionnelles — et morales — sur lesquelles ils pourront assurer, dans un monde où ce qui fut la première nation de l’Europe ne pèse plus, démographiquement, que pour un pour cent, la pérennité de l’État ?
Le recours à l’homme providentiel peut surgir aussi, non d’un mécanisme institutionnel ancré dans la mémoire, mais de réflexes défensifs : il exprime alors un repli sur soi, une peur de ce vaste monde qui nous échappe, mais auquel, en définitive, on n’échappe pas. Cette conception de l’homme providentiel, n’en déplaise à l’auteur du Réquisitoire contre l’homme providentiel, était, pour des raisons certes circonstancielles, celle de Pétain, comme elle fut celle, avant lui, du général Boulanger, des derniers Valois comme des derniers Capétiens directs. Aux périodes les plus sombres de son histoire, il se trouva toujours des chefs pour douter du destin de la France et pour la cantonner dans un rôle de subordination à l’étranger, à la fois craint et secrètement méprisé. Mais lorsque l’heure de la revanche sonnait, ce ne fut jamais vers ces chefs-là que la France se tournait, car au fond d’eux mêmes ils ne croyaient pas, ou plus, à son destin. Le pays trouva son recours en Jeanne d’Arc, en Henri IV, en Louis XIV. La foi de ceux-ci en la France rendit possible sa renaissance, là où il le fallait, par la force des armes, alors que pour ceux-là, c’est le rapport de forces seul qui justifiait l’abaissement du pays et, seul, rendrait possible son redressement.
Ce clivage historique, reflet résiduel du génie d’un peuple jadis désigné par la Providence pour servir d’aîné à toute l’Europe, reste-t-il d’actualité ? En 2014, les oripeaux institutionnels de la Cinquième République, ce régime qui tenta de réconcilier le parlementarisme avec l’homme providentiel, sont encore debout [21]. Mais au fond, malgré un consensus institutionnel de façade qui perdure, aucun observateur ne se hasarderait à affirmer qu’ils fonctionnent avec la même vigueur qu’à leur débuts. Les circonstances actuelles nous laisseraient même volontiers penser que le seul réflexe national encore vivace, cinquante ans après la décennie gaullienne, est essentiellement celui, défensif, qui illustra tant d’heures sombres : ultime avatar de la Société du spectacle [22], la France de 2014, ballottée par la médiatisation et par le matérialisme, ne cherche plus à insérer son action dans un contexte, dans une histoire. Pourtant, à une époque ou la puissance relative de la France a clairement décliné, où la modification de sa démographie et l’effondrement de la pratique religieuse conduisent ensemble à miner les deux bases sur lesquelles la France fut portée sur les fonts baptismaux en 496, on aimerait penser que ce défi, auquel répondirent naguère tant d’hommes providentiels, ne peut pas ne pas être relevé par les plus pieux et les plus courageux de ses fils.
[1] Le général de Gaulle s’exprime ici à la conférence des cadres du R.P.F., à Saint-Maurice, le 11 février 1950.
[2] Alain Duhamel résume bien cet état d’esprit : « Le spectre de l’homme de Colombey-les-Deux-Eglises ne cesse de surplomber le débat politique, de le borner, de l’aiguiller, de l’intimider, de le dissuader. Quels que soient les sujets, les préceptes gaulliens règnent sur la discussion. Tous les groupes politiques les brandissent » (Alain Duhamel, « Le Général de Gaulle est-il tabou ? », Libération, 9 avril 2008).
[3] « C’est très bien qu’il y ait des Français jaunes, des Français noirs, des Français bruns. Ils montrent que la France est ouverte à toutes les races et qu’elle a une vocation universelle. Mais à condition qu’ils restent une petite minorité. Sinon, la France ne serait plus la France. Nous sommes quand même avant tout un peuple européen de race blanche, de culture grecque et latine et de religion chrétienne. Qu’on ne se raconte pas d’histoires ! Les musulmans, vous êtes allés les voir ? Vous les avez regardés avec leurs turbans et leur djellabas ? Vous voyez bien que ce ne sont pas des Français ! Ceux qui prônent l’intégration ont une cervelle de colibri, même s’ils sont très savants. Essayez d’intégrer de l’huile et du vinaigre. Agitez la bouteille. Au bout d’un moment, ils se sépareront de nouveau. Les Arabes sont des Arabes, les Français sont des Français. Vous croyez que le corps français peut absorber dix millions de musulmans, qui demain seront vingt millions et après-demain quarante ? Si nous faisions l’intégration, si tous les Arabes et Berbères d’Algérie étaient considérés comme Français, comment les empêcherait-on de venir s’installer en métropole, alors que le niveau de vie y est tellement plus élevé ? Mon village ne s’appellerait plus Colombey-les-Deux-Églises, mais Colombey-les-Deux-Mosquées ! » (Conversation entre le général de Gaulle et Alain Peyrefitte le 5 mars 1959 au moment des événements d’Algérie—
C’était de Gaulle, tome 1, Alain Peyrefitte, éd. éditions de Fallois/Fayard, 1994.)
[4] Lettre du Pape à Childebert II en 595, citée par Gaspard de Réal de Curban, La science du gouvernement : ouvrage de morale, de droit et de politique, 1781, vol. 5, chap. IV, p. 748.)
[5] Sixte de Bourbon-Parme a bien recensé les étapes successives de cet échafaudage progressif (Sixte de Bourbon-Parme : Le traité d’Utrecht et les Lois fondamentales du royaume, Paris, Ed. Champion, 1914).
[6] Selon Hincmar, archevêque de Reims (802-882), un ange, sous la forme d’une colombe, apporta la fiole contenant cette huile à saint Rémi pour oindre le front de Clovis lors de son baptême. Par là même, Hincmar accrédite l’idée que « Dieu, donc, et Dieu seul fait le roi, avec l’aide visible de l’office sacerdotal. » (Jean Devisse, Hincmar, archevêque de Reims, 1976.) Le brisement de la sainte Ampoule le 7 octobre 1793 par les mains du conventionnel Philippe Rühl est ainsi, à certains égards, l’acte le plus chargé symboliquement que la Révolution ait accompli pour rompre le pacte noué dans cette ville en 496 — davantage, d’une certaine façon, que le régicide du 21 janvier précédent.
[7] Réimpression de l’ancien moniteur : depuis la réunion des États-Généraux jusqu’au Consulat. Mai 1789 - Novembre 1799. Paris, 1840, vol. 1, p. 432.
[8] Ce qui intéresse principalement Tocqueville, c’est le développement graduel et progressif de l’égalité. La démocratie est d’abord et avant tout un fait social : l’égalité des conditions. La vision tocquevillienne de l’homme providentiel découle implicitement du fait que, comme le rappelle Raymond Aron, « Tocqueville était, en son cœur, un aristocrate qui ne détestait pas l’égalité des conditions, mais qui avait horreur de l’esprit servile qui fait obéir. » (Raymond Aron, « Idées politiques et vision historique de Tocqueville », Revue française de science politique, 1960, vol. 10, p. 514.) Il fait aussi une distinction dans l’exercice du pouvoir qui montre que pour lui, l’homme providentiel appelé au gouvernement sous l’Ancien Régime était tout sauf un despote : « Il faut bien se garder, d’ailleurs, d’évaluer la bassesse des hommes par le degré de leur soumission envers le souverain pouvoir : ce serait se servir d’une fausse mesure. Quelque soumis que fussent les hommes de l’ancien régime aux volontés du roi, il y avait une sorte d’obéissance qui leur était inconnue : ils ne savaient pas ce que c’était que se plier sous un pouvoir illégitime ou contesté, qu’on honore peu, que souvent on méprise, mais qu’on subit volontiers parce qu’il sert ou peut nuire. Cette forme dégradante de la servitude leur fut étrangère. » (Alexis de Tocqueville, L’Ancien Régime et la Révolution, Lévy, 1866, p. 175.)
[9] Comme le relève sa biographie officielle, il fut grandement influencé par son père, Henri de Gaulle, professeur de lettres, mathématiques et histoire. Les Assomptionnistes, pour ses études primaires, puis les Jésuites (au collège de l’Immaculée Conception rue de Vaugirard à Paris, et au collège du Sacré Cœur d’Antoing en Belgique) donnent au jeune Charles une solide culture générale et humaniste. Il subit aussi l’influence de Péguy, Barrès et Bergson. Si Henri de Gaulle se dit « monarchiste de regret », si on peut lire chez lui L’Action française de Maurras, ses enfants ne remettent pas en cause la République. Lors de l’affaire Dreyfus, convaincu de l’innocence du capitaine accusé de trahison, Henri de Gaulle exprime des opinions dreyfusardes, assez rares dans son milieu.
[10] Malraux a observé à propos de De Gaulle : « Sa foi n’est pas une question, c’est une donnée comme la France. Mais s’il aime parler de la France, il n’aime pas parler de sa foi. » (Yves-Marie Hilaire, « L’éducation religieuse de Charles de Gaulle », in Charles de Gaulle, la jeunesse et la guerre 1890-1920, Plon, 2001.) Il a néanmoins accueilli favorablement le concile Vatican II, tout en se montrant caractéristiquement lucide sur les conséquences néfastes des dérives qui l’accompagnèrent : « L’Eglise s’était crispée dans une attitude conservatrice et même, tranchons le mot, réactionnaire , qu’elle avait gardée en gros depuis quatre cents ans… Jean XXIII a lancé cette grande affaire de l’aggiornamento . Ce n’était pas si simple . Il fallait beaucoup d’estomac, ou beaucoup d’innocence. Je crains qu’il ne soit allé trop vite […] Pour construire il faut mettre le temps de son côté. Je ne suis pas sûr que l’Eglise ait eu raison de supprimer les processions, les manifestations extérieures du culte, les chants en latin. On a toujours tort de donner l’apparence de se renier, d’avoir honte de soi-même… Il est dépassé par ce qu’il a déclenché. » (Alain Peyrefitte, op. cit., vol. 2, chap. 19 : « L’Église de France, ce n’est pas le patriotisme qui l’étouffe ».)
[11] Maurice Agulhon rejette notamment vigoureusement toute interprétation bonapartiste du gaullisme (Maurice Agulhon, De Gaulle : histoire, symbole, mythe, Paris, Hachette, 2000, p.139). Et de Gaulle lui-même n’aimait pas beaucoup Bonaparte : « Napoléon a laissé la France écrasée, envahie, vidée de sang et de courage, plus petite qu’il ne l’avait prise, condamnée à de mauvaises frontières, dont le vice n’est point redressé, exposée à la méfiance de l’Europe, dont, après plus d’un siècle, elle porte encore le poids ; mais faut-il compter pour rien l’incroyable prestige dont il entoura nos armes, la conscience donnée, une fois pour toutes, à la nation de ses incroyables aptitudes guerrières, le renom de puissance qu’en recueillit la patrie et dont l’écho se répercute encore ? » (Charles De Gaulle, « La France et Son Armée », in Charles De Gaulle, Le Fil de l’Epée et Autres Ecrits, Paris, Plon, 1990, pp. 421-22.)
[12] Alain Larcan, président du conseil scientifique de la Fondation Charles De Gaulle : Communication prononcée devant l’Académie lors de la séance du lundi 23 mai 2005.
[13] C’est dans l’emblématique prologue des Mémoires de guerre que de Gaulle résume cette vision qu’il place d’ailleurs explicitement sous le regard bienveillant de la Providence et qui mérite pour cette raison d’être citée in extenso : « Toute ma vie, je me suis fait une certaine idée de la France. Le sentiment me l’inspire aussi bien que la raison. Ce qu’il y a, en moi, d’affectif imagine naturellement la France, telle la princesse des contes ou la madone aux fresques des murs, comme vouée à une destinée éminente et exceptionnelle. J’ai, d’instinct, l’impression que la Providence l’a créée pour des succès achevés ou des malheurs exemplaires. S’il advient que la médiocrité marque, pourtant, ses faits et gestes, j’en éprouve la sensation d’une absurde anomalie, imputable aux fautes des Français, non au génie de la patrie. Mais aussi, le côté positif de mon esprit me convainc que la France n’est réellement elle-même qu’au premier rang ; que, seules, de vastes entreprises sont susceptibles de compenser les ferments de dispersion que son peuple porte en lui-même ; que notre pays, tel qu’il est, parmi les autres, tels qu’ils sont, doit, sous peine de danger mortel, viser haut et se tenir droit. Bref, à mon sens, la France ne peut être la France sans la grandeur. » (Charles de Gaulle, Mémoires de guerre – L’Appel : 1940-1942 (tome I), éd. Plon, Paris, 1954.)
[14] Maurice Agulhon rappelle ainsi que, sur la base de la Croix de Lorraine de Colombey-les-Deux-Églises est inscrite la phrase suivante : « Il y a un pacte plusieurs fois séculaire entre la grandeur de la France et la liberté dans le monde. » (Maurice Agulhon, op. cit., p. 12.)
[15] Le réalisme est une constante de la philosophie politique du général de Gaulle, comme en atteste fameusement son affirmation, dans ce discours où il aborde la nécessité de la décolonisation : « Il n’y a pas de politique qui vaille en dehors des réalités. » (Discours du 14 juin 1960.
[16] Michelet lui-même a d’ailleurs sécularisé l’exceptionnalité providentielle de la France, préparant le chemin de la synthèse gaulliste : « De la déduction du passé, découlera pour vous l’avenir, la mission de la France ; elle vous apparaîtra en pleine lumière, vous croirez, et vous aimerez à croire ; la foi n’est rien autre chose. » (Jules Michelet, Le Peuple, Paris, 1974 (1re éd. 1846), p. 238.)
[17] Pierre Mendes France est sans doute celui de ces critiques qui s’est le plus illustré.
[18] « Entre le peuple et son guide le contact s’est établi. Par là, se trouve tranchée toute espèce de contestation, quant à l’autorité nationale. » (Charles de Gaulle, Mémoires de guerre – Le Salut : 1944-1946 [tome III], éd. Plon, Paris, 1959, p. 41.)
[19] Outre Pierre Mendès-France déjà cité, c’est bien sûr François Mitterrand qui a été le plus farouche théoricien de cette thèse dans Le coup d’État permanent.
[20] La famille de Charles de Gaulle, comme l’écrasante majorité des familles royalistes jusque dans les années 1960, considérait comme évidente la validité des renonciations d’Utrecht. Pendant toute la période s’étendant du début de la Troisième République jusqu’à la fin de la Quatrième, il est certain que si la monarchie avait été restaurée, ç’aurait été au bénéfice du prétendant orléaniste. Ce n’est qu’à l’approche du bicentenaire de la Révolution française que la branche aînée a retrouvé, dans les milieux attachés à la royauté, de nombreux partisans.
[21] Malgré vingt-et-une révisions constitutionnelles qui ont très largement sapé les fondements du parlementarisme rationalisé qui constituait la principale innovation de la Constitution en vigueur après l’adoption de l’élection du président de la République au suffrage universel, en 1962 ; l’homme providentiel gaullien connut alors son apogée institutionnel. Mais s’y attarder nous mènerait trop loin de notre propos initial.
[22] Guy Debord, La Société du spectacle, éditions Buchet/Chastel, Paris, 1967.
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